Souffle, le temps
Il fait sombre en plein jour, en ce dimanche pluvieux d'automne. Le vent siffle entre les branches des arbres dégarnis et fait tomber les dernières feuilles qui, jusque-là, avaient tenu le coup. La pluie, si froide, gèle tranquillement le sol qui, quelques jours auparavant, était toujours éclatant de verdure sous un soleil audacieux et tardif signant la fin de « l'été des indiens ». Le cycle époustouflant de mère nature recommence, et l'hiver ne tardera pas à nous montrer le bout de son nez. L’automne est définitivement ma saison favorite ; elle impose une douce nostalgie qui me donne toujours envie d’écrire. Et pour une première fois, j’ai eu envie que ces écrits ne restent pas au fond d’un tiroir.
Je suis là, près de la fenêtre, un café bien chaud en main et mes livres de droit tout près, m'arrêtant quelques secondes afin d'observer la beauté de l'existence. Déjà l'automne, et l'hiver qui cognera sous peu à nos portes. Heureux élu, c’est le temps qui occupe mes pensées. Le temps passe vite, dit-on. Mais le temps est relatif, comme nous l'apprenait Albert Einstein. Pourquoi le temps me passe-t-il en tête, là, maintenant, alors que j'ai certainement une tonne de choses à lire et à faire ? Parce que je sens qu'il m'échappe. Il glisse, sournois, entre nos mains, et la vie défile parfois sous nos yeux sans que l'on puisse réellement intervenir. Quelques secondes s'écoulent, et ce qui vient tout juste de se passer n'est déjà que souvenir. Le plus vrai dans tout cela, c'est qu'il file, et sans que l'on puisse se douter de quoi que ce soit, il nous façonne ; nous change.
J’ai toujours pensé qu’un jour je trouverais la personne avec qui je passerais ma vie ; un compagnon, l’âme sœur, et surtout, cette complétude entre deux personnes, complétude parfaite en un point tel qu’il serait impossible de la reproduire avec quelqu’un d’autre. Oui, vous pouvez me juger, je suis vieux jeu.
À 21 ans, on me dit fréquemment que je suis encore jeune; que j’ai encore du temps. Du temps pour quoi, exactement ? C'est si relatif, le temps. Et le temps de quelques décennies, l'humanité toute entière a changé sous plusieurs facettes. Les gens, aujourd’hui, hommes comme femmes, semblent perdus dans un amalgame de valeurs : la carrière, la famille, les amis, les études ; toutes valeurs confondues, mises en balance. Mais qu’est-ce qui importe le plus, au fond ? Est-ce de s’étourdir dans la carrière et dans son propre succès professionnel, de courir contre la montre, au détriment de sentiments fondamentaux que sont l’amour et la relation à deux ? La vie de couple est-elle toujours d’actualité, ou est-elle démodée, dépassée, ou pire encore, signe de faiblesse ? S'est-elle perdue dans le temps ?
Il n’y a plus de contes de fées ; c’est la dure réalité. Tel que prédit par Tocqueville dans les années dix-huit cent, avec le temps, l’on s’éloigne les uns des autres et l’on alimente et cultive l’indépendance et l’individualisme. On s’arrange pour être autosuffisant et ne pas avoir besoin des autres pour se réaliser.
Ce qui frappe le plus, c’est la tournure que prend, avec le temps, l’individualisme et l’indépendance. On s’attache à quelqu’un, on l’apprécie, on l’aime pour ce qu’il est, on passe de bons moments, on papillonne, on s’étourdit, on n’y voit plus clair puisque tout ce que l’on voit, c’est de la lumière. Soudainement, on est pris de vertiges puisque contrairement à notre habitude, le temps ici s’est arrêté. Et puis, ça ne fonctionne pas puisque dans notre étourdissement, les valeurs s’entrechoquent et s’entremêlent. D’un jour à l’autre, en si peu de temps, on passe d’une intimité déconcertante, d’une liaison presque électromagnétique, à quelques regards échangés, furtifs et fuyants. À quel point l’humanité a-t-elle changé pour que l’on soit insensible à ce point aux sentiments qui nous habitent, favorisant tout ce qui devrait n’être que secondaire ?
Je crois que la société québécoise actuelle, et j’irais même jusqu’à dire le monde entier, dévalorise le couple, au détriment de la vie professionnelle et de la liberté individuelle, quitte à valoriser les relations sans engagement, sans obligations et sans responsabilités ; le plaisir sans l’amour. « Le temps presse », dit-on ; « le temps, c'est de l'argent » ; « l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». Pressés, inattentifs, nous oublions peut-être le plus important.
Je me battrai toujours pour ces idéaux ; s’épanouir professionnellement, courir contre la montre et vaincre le temps, c’est bien. Mais sans l’épanouissement personnel et sentimental, il me semble que l’homme est incomplet. Ce serait tel qu’arracher à l’humanité l’élément fondamental qui fait de l’Homme ce qu’il est. Oui, puisqu’à mon sens, l’on se différencie du règne animal du fait de notre sensibilité, de par notre collectivité et surtout, de par notre interdépendance, qui à mon avis, nous rendent plus forts. Prendre le temps de s'unir, arrêter le temps l'instant d'une rencontre ; vivre. La vie ne doit pas simplement passer sous nos yeux ; elle doit traverser nos tripes, laisser sa marque. Jean-Jacques Rousseau disait que « le bonheur réside dans le simple sentiment d'existence ». Aimer, exister, ressentir, vivre, tous des sentiments qui sont mis de côté en grande partie aujourd’hui, dans cette précipitation à l’élévation de soi. À croire que l’on peut toujours avoir plus, avoir mieux, à s’enfoncer graduellement dans l’individualisme et la réalisation individuelle et en balayant tout le reste du revers de la main, l’Homme perd à mon sens un peu de ce qu’il est.