Affaire Normandeau
Cas d’espèce de la crise de confiance en nos institutions publiques
Par Jordan Mayer, publié le 30 mai 2021
ACTUALITÉS | Le 25 septembre dernier, au terme d’un processus judiciaire de plus de quatre ans et demi, la Cour du Québec accueillait la requête en arrêt des procédures pour violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable de plusieurs personnalités publiques, suivant les enseignements de l’arrêt Jordan (1), dont l’ex-vice-première ministre du Québec Mme Nathalie Normandeau. Cette saga judiciaire, en parallèle avec la Commission Charbonneau, posait la question de savoir dans quelle mesure des fonds publics avaient été utilisés pour l’octroi de contrats publics. De ce fait, l’UPAC (Unité permanente anticorruption), créée dans cette tourmente, tente depuis lors de lutter contre la corruption et la collusion afin de maintenir un système public intègre (2).
Ces années d’incertitude ont très certainement désenchanté d’aucuns envers la classe politique, mais pas seulement. Ce sont les institutions publiques, en passant par l’administration publique et les tribunaux, qui passent malheureusement dans le tordeur du scepticisme. La société, sous le modèle néolibéral régissant depuis nos années post-modernes, prend une tangente glissante vers l’individualisme et le repli sur soi, au grand dam de la solidarité et du vivre-ensemble.
Les implications de ce cas d’espèce, soit celui concernant Mme Normandeau et ses coaccusés, représentent selon moi l’ampleur de la crise de confiance auquelle font face nos institutions publiques, au sens large l’État, défini ci-dessous (3). Cette situation n’est toutefois pas une finalité en soi, nous l’espérons, mais d’autant plus le gage d’une profonde remise en question créatrice d’un nouveau paradigme sociétal et juridique, pour le bien de tous.
Plusieurs ont estimé que la fameuse disposition dérogatoire, présente autant dans la Charte canadienne que la Charte québécoise et entourée d’un certain tabou, pouvait être utilisée pour suspendre l’application du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, afin de faire la lumière sur toute cette histoire (4). Quoique cette possibilité sur le plan juridique, qu’il faut distinguer de son opportunité politique, soit remise en question par d’autres (5), une question reste en suspens : comment concilier le malaise grandissant et à maints égards irréconciliable entre la présomption d’innocence et le droit d’être jugé dans un délai raisonnable et la préservation de la légitimité des institutions par la recherche de la vérité? La chose est complexe, et y répondre demanderait certainement plus qu’un argumentaire sommaire. Cependant, un fait reste certain, et ce sont les impacts de ces tristes situations sur les individus concernés. Comme le remarquait le juge Perreault dans sa décision sur Mme Normandeau et ses coaccusés :
« Les conséquences du jugement du public pèsent souvent plus lourd chez les personnes poursuivies que les décisions judiciaires rendues, qu’elles soient favorables ou non à ces personnes. »(6)
Que l’on soit favorable ou non avec la tournure des événements – ou que notre opinion soit plus nuancée –, le fait est que l’humain reste au cœur de la tourmente. Personne ne mérite un délai déraisonnable avant jugement, tout autant qu’en tant que société nous méritons des institutions publiques intègres, libres de toute influence partisane ou personnelle (7).
Au temps du doute envers l’action gouvernementale, du rejet partiel ou total de la science et du jugement critique, de la montée de mouvements conséquents et du découragement devant la lourdeur bureaucratique, que restera-t-il de notre cohésion sociale et politique? J’avance ici une réponse découlant directement de cette affaire pour le moins controversée.
Car cette opposition entre citoyen et société n’est pas, je le crois, dénuée de points de contacts novateurs. Citons seulement, et pour rester en lien avec notre cas d’espèce, les efforts déployés pour réduire les délais de la Couronne en matière de procès (8). Dans une perspective plus large, retenons les modes de prévention et de règlement des différends, ou encore la justice réparatrice, comme alternatives à un processus judiciaire long, coûteux et harassant pour les parties. Ces solutions ne sont pas parfaites, certes, mais elles restent assurément des avancées.
De cela, il est ainsi déjà envisagé une vision holistique de la société où l’humain y est envisagé comme citoyen et acteur intrinsèque. Je suis persuadé qu’à partir de cette vision prometteuse, notre monde peut en ressortir meilleur, sur les bases d’une théorie délibérative, une sorte de consensus, d’agir ensemble, où l’être humain reste la variable maîtresse à considérer. Mais surtout, l’essentiel est d’éviter une perte de confiance en nos institutions, pour plutôt tendre vers une prise de conscience bienveillante de nos moyens et de nos enjeux communs.
L’affaire Normandeau, qui aura marqué les esprits, nous force à entrevoir des avenues différentes à l’avenir pour ne pas connaître de nouveau une période d’incertitude grandissante et de cynisme. À première vue, tendre vers les meilleurs normes éthiques et déontologiques, oui, mais plus largement, revoir nos institutions en considérant l’humain non pas seulement comme individu, mais comme partie intégrante d’une société dans laquelle il est spectateur attentif et acteur participatif.
Notes
(1) R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
(2) Voir notamment Gabriel BÉLAND, « On m’a volé quatre ans et demi de ma vie », La Presse, 26 septembre 2020; Jeff YATES, « Un stratagème “systémique″ », La Presse Canadienne, 18 mars 2016.
(3) Je m’arrête sur une définition sommaire de l’État, car il n’existe probablement pas de définition qui fasse aujourd’hui l’unanimité. L’État est un « ensemble d’institutions et de relations qui permettent l’exercice du pouvoir au sein d’une société politique donnée ». Louis CÔTÉ, L’État démocratique. Fondements et défis. Québec, Presses de l’Université du Québec, 2008, p. 38.
(4) Voir notamment Patrick TAILLON, « Arrêt Jordan : Québec peut déroger à la Charte si nécessaire », Le Soleil, 20 avril 2017, en ligne : https://www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/arret-jordan-quebec-peut-deroger-a-la-charte-si-necessaire-6bb05be7b298a0a0a0d7651a7e5ec5a8
(5) Par exemple, voir Maxime ST-HILAIRE, « Arrêt Jordan : le Québec ne peut pas recourir à la “clause dérogatoire″ », Blogue À qui de droit, 6 décembre 2016, en ligne : https://blogueaquidedroit.ca/2016/12/06/arret-jordan-le-quebec-ne-peut-pas-recourir-a-la-clause-derogatoire/comment-page-1/
(6) Côté c. R., 2020 QCCQ 3906, par. 577, sous la rubrique plutôt rare dans une décision judiciaire et intitulée «Remarques».
(7) Plusieurs changements découlent de la Commission Charbonneau, notamment. Outre de nouvelles normes en matière d’octroi de contrats, notons l’adoption du Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale, RLRQ, c. C-23.1. Cette éthicisation du droit longtemps souhaitée vise à maintenir la confiance du public en ses représentants étatiques. Est-ce suffisant?
(8) Cette amélioration, bien que saluée, se fait-elle aux dépends, encore une fois, de l’humain? Voir Louis-Samuel PERRON, « Trois ans de l’arrêt Jordan : délais réduits, avocats épuisés? », La Presse, 8 juillet 2019.