Tous les chemins mènent à Rome
Par Paul-David Chouinard, publié le 15 février 2021
CHRONIQUE | «Tous les chemins mènent à Rome.» Voilà une expression qui ne finira jamais de me surprendre, tant elle est utilisée à toutes les sauces. La légende dit d’ailleurs qu’il existe autant de significations de cette locution que de voies existantes pour se rendre à la ville éternelle ou de recettes de sauces tomates italiennes.
Dans son sens classique, qui, selon certains, daterait du XIIe siècle, elle serait une manière d’affirmer qu’il existe autant de manières d’accéder à Dieu que de personnes sur la Terre. Cette métaphore fortement imprégnée de l’esprit judéo-chrétien faisait bien évidemment écho aux célèbres voies pavées construites au temps de l’Empire romain pour accéder à sa capitale. Le dictionnaire Larousse y va d’une conception plus moderne lorsqu’il traite de la « multiplicité des moyens pour arriver à une même fin ».
Une histoire qui épouse bien les différentes formes que peut prendre cette expression, tant son sens strict que son sens figuré, est celle de Joseph Aloisius Ratzinger, né en Allemagne le 16 avril 1927, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Seule nuance, ce dernier n’épousera jamais personne, préférant consacrer sa vie à la foi chrétienne en devenant prêtre à l’âge de 24 ans. Cet homme de culte demeurera relativement peu connu du grand public jusqu’en avril 2005, date à laquelle il décida de troquer son ancien patronyme pour celui de Benoit. Par respect pour quinze de ses prédécesseurs et conformément à la coutume, il décida d’ajouter le chiffre seize à la suite de son prénom. Du jour au lendemain et sous la fumée blanche sortant de la chapelle Sixtine, Ratzinger devint évêque de Rome. Il le demeurera jusqu’à ce qu’il décide de renoncer à son poste, voyant un certain François lui succéder. Cette situation est d’ailleurs assez inusitée dans l’histoire de la papauté.
Personne au monde n’aurait pu prévoir le destin vécu par Ratzinger au moment de sa naissance, n’en déplaise à ceux qui croient dur comme fer aux prophéties ou à l’art de la divination. Pourtant, la trajectoire prise par certains illustres personnages de notre histoire récente est beaucoup plus facile à prédire. C’est le cas, dans une certaine mesure, de la princesse Élisabeth, née le 21 avril 1926, tout juste un an avant Ratzinger. Comme ce dernier, Élisabeth se voit ajouter un chiffre à la suite de son prénom lors de son couronnement à l’âge de 25 ans. Les reines se faisant rares sur le trône britannique, un simple deux suffit à Élisabeth pour compléter son patronyme. Prédire avec exactitude le destin réservé à la future reine Élisabeth au moment de sa naissance se serait avéré un exercice difficile, mais pas impossible pour un esprit un tant soit peu farfelu. De fait, deux facteurs particuliers lui ont permis d’être couronnée à un si jeune âge. En premier lieu, on peut noter l’abdication inattendue de son oncle Edward – aîné de la famille et destiné au trône dès sa naissance – pour des raisons qui demeurent à ce jour obscures. On ne saura jamais véritablement s’il le fit pour marier la femme de sa vie ou s’il fut contraint de le faire à cause de son attachement à la cause nazie. Forcément, les Britanniques décidèrent de miser sur la première option, jugeant qu’un scénario à la Titanic serait beaucoup moins controversé qu’un synopsis digne de La Liste de Schindler. Ce que l’on sait, par contre, c’est que son frère Georges, second dans l’ordre de succession royale, le remplaça après moins d’un an de règne. Fait tout aussi imprévisible, le roi Georges n’aura pas de fils alors que les règles de succession qui prévalaient à l’époque donnaient préséance à l’aîné de sexe masculin. C’est le deuxième facteur qui permit le couronnement de sa fille aînée, la reine Élisabeth.
Les rapprochements entre le passé de Benoît XVI et celle d’Élisabeth II ne sont pas sans rappeler les nombreuses similitudes entre la royauté britannique et la papauté à travers l’histoire. Ces deux institutions ont certes emprunté des chemins différents à partir de 1534, avec la création de la religion anglicane par le roi Henry VIII. Cet évènement marqua une rupture entre l’Église catholique et la monarchie britannique, mais aussi entre le roi Henry et sa femme. N’en déplaise à certains, Meghan et Harry sont loin d’avoir inventé l’art de la querelle au sein de la famille royale. Pourtant, l’analogie entre le Pape et la Reine n’est pas uniquement institutionnelle. Dans les pays faisant partie du Commonwealth britannique et où la religion catholique est présente, ces deux figures jouent un rôle symbolique important. L’aura qui les entoure va ainsi bien au-delà des individus. Le Canada n’y fait pas exception. Bien qu’ils ne soient pas exempts de toute critique, le Pape et la Reine suscitent le respect et l’admiration chez beaucoup de Canadiens. Ils seront d’ailleurs au cœur d'événements importants dans les années 80 au Canada.
Le rapatriement de la Constitution canadienne est certainement l’un des événements les plus marquants. Élisabeth, dont le rôle se limita à apposer sa signature sur un document, ne vit pas son quotidien bouleversé, si ce n’est que par une légère tendinite au poignet. Pourtant, cette simple signature eut des répercussions importantes pour le Canada. Elle permit entre autres de consacrer certaines valeurs fondamentales dans la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, le processus suivi par le Canada fut vivement critiqué, notamment par l’absence du consentement du Québec, ce qui n’empêcha guère le premier ministre Pierre-Elliott Trudeau d’arborer un large sourire lors de la photo immortalisant la signature officielle.
Revenons maintenant au Pape, dont les premiers contacts avec le Canada s’inscrivirent dans un contexte beaucoup plus festif que ne l’avaient été les négociations entourant le rapatriement de la Constitution. Deux ans après le sourire officiel de Pierre-Elliott Trudeau, Jean-Paul II, prédécesseur de Benoît XVI, devint le premier pape en activité à fouler le sol canadien. L’engouement suscité par cette visite historique fut immense, Jean-Paul étant une véritable « rock star » à cette époque. Si, Américains et Britanniques se souviendront de la prestation de Queen au spectacle Live Aid, nos parents et nos grands-parents auront quant à eux l’image de Jean-Paul II à jamais gravée dans leur mémoire. Il faut dire que l’attente fut longue, les 263 premiers papes n’ayant pas trouvé opportun de venir nous visiter.
Faisons maintenant un bond dans le temps. Nous nous situons désormais après la mort de Jean-Paul. Il s’est passé plus d’un an depuis le conclave ayant permis de désigner Benoît comme chef de l’Église catholique. Il s’agit d’un jour important pour un jeune Québécois de neuf ans, un dénommé Jérémy Gabriel. Souffrant d’un handicap important, Jérémy avait fait une demande au Cardinal Ouellet afin d’exaucer son souhait de chanter devant le nouveau Pape Benoît. Celui-ci ayant accepté la proposition, Jérémy dut se rendre au Vatican pour faire sa prestation. Il passa près de manquer son rendez-vous, étant pris dans les embouteillages de la ville de Rome. Certes, cela peut paraître paradoxal, compte tenu du titre qui coiffe le présent texte. Il faut dire, à ma défense, que les autoroutes romaines étaient plus encombrées en 2006 qu’à l’époque de Jules César. Bref, Jérémy arriva finalement à destination du Vatican. Comme on ne rencontre pas le Pape tous les jours, Jérémy portait ses habits du dimanche. Peut-être Benoit fut-il surpris lorsque Jérémy commença à chanter. Il ne fallait pas s’attendre à une prestation digne des grands chanteurs d’opéra italiens venant d’un enfant de 9 ans ayant des problèmes de surdité. Peut-être s'était-il préparé en écoutant la prestation de Jérémy au Centre Bell sur YouTube. Quoi qu’il en soit, il écouta avec attention et fit preuve de compassion. L’histoire de Jérémy émût de nombreux Québécois et fit la une de nombreux journaux. On lui donna d’ailleurs le surnom affectueux « du p’tit Jérémy ».
La suite de l’histoire est largement connue, tant elle fut diffusée dans les médias. Mike Ward, humoriste québécois, insère une blague sur Jérémy Gabriel dans son spectacle Mike Ward s’eXpose. Notre cher Mike n’aurait pas pu choisir meilleur titre pour ce spectacle, s’étant effectivement exposé à une importante controverse que lui-même n’aurait pu prévoir. Si Mike affectionne particulièrement l’humour noir, il en voit de toutes les couleurs quand vient le temps de lire les critiques à son endroit. Loin de moi l’idée que toutes les critiques à l’endroit des spectacles de Mike Ward sont infondées. Mike aime jouer à la limite du politiquement correct. C’est en quelque sorte sa marque de commerce. Or, pour plusieurs, le numéro sur Jérémy a clairement dépassé cette limite.
Dans son numéro, Mike dit prendre la défense de Jérémy : « y’es mourant laissez-le vivre son rêve ». Il répète plusieurs fois cette phrase de manière ironique, question d’introduire la chute de son gag, son « punch » en bon québécois, qui va comme suit : « 5 ans plus tard… y’est pas encore mort ! ». Et avec toute la délicatesse qu’on lui connaît, il ajoute : « y’est pas tuable ». Plusieurs reproches ont été formulés à l’endroit de Mike, à la suite de cette « joke » : le caractère vulnérable de Jérémy Gabriel, le fait qu’il ait subi de l’intimidation à l’école, le doute quant à savoir s’il représente réellement une personnalité publique, etc. Il faut dire également que ce numéro a été présenté des centaines de fois de 2010 à 2013.
Côté royal, on ne fut pas en reste durant cette période. Les visites d’Élisabeth se firent plus fréquentes que celles de Benoît, quoique ni l’un ni l’autre ne possédât le charisme de Jean-Paul. Ce dernier avait perdu de sa prestance lors de sa dernière visite au Canada en 2002, affaibli par la maladie. Élisabeth rendit donc visite à Stephen Harper en 2010, date de son dernier voyage au Canada. Stephen, qui est le genre de gars à accrocher un portrait de la Reine dans son salon, fut ravi d’accueillir Sa Majesté.
En 2011, les chefs de gouvernement des pays du Commonwealth se rencontrèrent et exprimèrent leur souhait de modifier les règles de la succession royale. On désirait plus précisément éliminer les barrières relatives au mariage et au genre qui restreignent l’accès au trône. On se rappellera d’ailleurs le rôle prépondérant qu’avaient joué ces deux facteurs dans l’intronisation d’Élisabeth comme reine, un titre qui ne lui était pas prédestiné à l’origine. Dans la foulée de cette entente, une loi britannique fut adoptée et reçut la sanction royale en 2013. Le Parlement canadien emboîta le pas à son homologue britannique en adoptant une loi similaire en 2013 également.
Tout semblait donc aller dans l’ordre et personne ne vit d’objection à modifier des règles désuètes en vigueur depuis le Moyen-Âge. Toutefois, c’était sans compter l’argument ingénieux imaginé par deux profs de la Faculté : Patrick Taillon et Geneviève Motard. Selon eux, la loi de 2013 est inconstitutionnelle. En effet, elle aurait dû être adoptée au Canada selon la procédure de modification constitutionnelle nécessitant l’assentiment de l’ensemble de provinces. Seul problème, rendre des jugements sur les règles de succession royale n’est pas l’activité favorite des tribunaux canadiens. Ainsi, même un élève ayant obtenu A+ dans son cours de documentation juridique ne trouvera pas grand-chose à se mettre sous la dent. Encore une fois, nos deux professeurs chevronnés trouvèrent une solution. Le cœur de cette solution réside dans l’abdication du roi Edward. Décidément, même décédé, cet oncle finit toujours par semer la controverse dans la famille royale. Selon Taillon et Motard, la loi adoptée par le Parlement canadien en réponse à ce changement au trône a eu pour effet d’intégrer les règles de succession royale dans le droit canadien. Partant, une modification à ces règles nécessiterait automatiquement une modification de la Constitution canadienne. La Cour supérieure en 2016, puis la Cour d’appel en 2019, rejetèrent toutes deux les prétentions des deux constitutionnalistes. La légende dit que la reine Élisabeth s’étouffa avec son scone lorsqu’elle eut vent de ce litige par le biais de son petit-fils William.
Mike s’étouffa probablement avec son « rhum and coke » lorsqu’il apprit qu’il faisait l’objet d’une poursuite intentée par Jérémy pour sa « joke » prononcée pour la dernière fois en 2013. La surprise de son avocat, Me Julius Grey, dut être tout aussi grande lorsqu’il apprit qu’il s’agissait non pas d’une poursuite en diffamation, mais d’une poursuite en discrimination en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne. En effet, la particularité de cette cause vient du fait qu’elle anime les passions tant sur le plan moral que juridique. La question morale oppose les partisans de Mike, agissant au nom de la liberté artistique, à ceux qui défendent Jérémy pour atteinte à sa dignité. Cette question est également d’ordre juridique puisqu’elle met en jeu plusieurs droits et libertés protégés par la Charte et met en relief la difficulté de les interpréter conjointement. La question juridique principale oppose ceux qui voient dans cette cause un simple recours en diffamation à ceux qui y voient un véritable cas de discrimination. Se penchant sur cet épineux problème, tant le Tribunal des droits de la personne en 2016 que la Cour d’appel en 2019 décidèrent de condamner Mike à payer des dommages et intérêts à Jérémy.
Le 23 janvier 2020, deux permissions d’appeler ont été logées en Cour suprême du Canada. Je ne vous en apprendrai rien si je vous dis qu’elles ont été présentées d’une part, par un humoriste québécois et d’autre part, par deux professeurs de droit constitutionnel. Au moment d’écrire ces lignes, la Cour suprême a d’ores et déjà rejeté la demande d’autorisation d’appel de Motard et Taillon. La cause opposant Mike Ward à Jérémy Gabriel est quant à elle entendue par le plus haut tribunal du pays cette semaine.
J’avais commencé ce texte en parlant de l’expression « tous les chemins mènent à Rome ». Peut-être aurais-je dû m’exprimer en ces termes : tous les chemins mènent à la Cour suprême. La Cour suprême est souvent vue comme un endroit austère, où œuvrent des juges à l’air grave décidant du sort de certaines personnes. Je ne crois que soit le reflet exact de la réalité. Il est vrai que toute cause que les juges devront trancher aura des répercussions immédiates sur les parties au litige. Toutefois, il est impossible de prendre la pleine mesure d’un jugement sans considérer le contexte historique dans lequel il s’inscrit et les répercussions qu’il aura d’un point de vue collectif. La Cour suprême, tout comme la cité de Rome, ne doit pas être vue comme une finalité, mais comme un point d’éclairage. La route vers Rome peut être longue et sinueuse, mais elle ne sera pas parcourue en vain.
Voir :
Ward c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres), 2019 QCCA 2042, confirmant 2016 QCTDP 18.
Motard c. Procureur général du Canada, 2019 QCCA 1826, confirmant 2016 QCCS 588.