GNL, l’énième division


Par Dominique Gobeil, publié le 18 juin 2021

Crédit photo : Dominique Gobeil

ANALYSE | Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, on a l’habitude des divisions : le Lac-Saint-Jean qui n’est «pas du tout comme le Saguenay», les guerres de clocher entre municipalités, les rivalités entre arrondissements de villes fusionnées. Mais la fracture opérée par le projet de GNL Québec, outre celle dans le sol pour puiser le gaz naturel de l’Ouest canadien, s’observe plutôt chez la population.

Entre les citoyens soucieux de protéger les beaux espaces qui font la renommée de la région et les adeptes purs et durs des grandes industries, qui fournissent déjà des emplois dans les secteurs de l'aluminium et du papier depuis des générations, le fossé ne fait que se creuser depuis l’annonce du projet en 2014. Chaque camp est si convaincu de sa position que le seul dialogue possible en est un de sourds. Il n’y aura jamais d’argument assez fort pour qu’une jeune Saguenéenne rallie à sa cause son père ayant toujours travaillé dans les papetières, ou qu’un conseil municipal carburant au développement économique s’entende avec un regroupement de militants locaux écologistes.

La meilleure illustration de ce phénomène est la réaction des divers groupes dans la région après le récent dévoilement du rapport du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). Il faut d’abord dire que seul le complexe de liquéfaction de gaz naturel sur les rives du fjord, partie de l’ensemble du projet appelée Énergie Saguenay, était analysé. Il n’était pas question des impacts causés par la fracturation hydraulique en Alberta, ni par la conduite souterraine de transport de gaz de 750 kilomètres à construire en passant entres autres par l’Abitibi — le promoteur s’étant nommé Gazoduq inc. dans une tentative de se rapprocher des Québécois, peut-on imaginer, comme si remplacer un «c» par un «q» allait susciter de la sympathie —, ni par la ligne de transport électrique que devrait ériger Hydro-Québec juste pour l’usine et qui ferait monter la facture des contribuables de 10 milliards de dollars sur 25 ans selon l’Union des consommateurs.  

Un rapport accablant

Et pourtant, malgré la fragmentation en plusieurs projets, l’organisme chargé des consultations publiques a conclu que les trois conditions posées par le ministre de l’Environnement n’étaient pas remplies. Il n’a pas été possible de démontrer l’acceptabilité sociale envers le projet (grâce aux efforts constants et à la vigilance de la Coalition Fjord, sans oublier le record de mémoires déposés devant le BAPE), la favorisation de la transition énergétique (le marché mondial sera amplement saturé lorsque l’usine sera prête) ou la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Le promoteur aura cependant l’occasion de répondre aux exigences du ministre prochainement, avant que celui-ci décide d’approuver ou non le projet. Après tout, les recommandations du BAPE ne sont pas contraignantes.

Même si Énergie Saguenay se targuait d’être carboneutre et d’offrir une voie de transition énergétique à plusieurs pays s’alimentant en ce moment au très polluant charbon, la vérité, c’est que les autres distributeurs de gaz naturel liquéfié n’arrêteront pas d’en offrir juste parce qu’on en ferait du «plus propre» au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Ils battront le projet de vitesse sur le marché. Vous pouvez remarquer que je n’ai même pas encore parlé des bélugas, qui seront affectés par la hausse du trafic maritime et la construction des installations. Dire qu’ils sont normalement les parfaits boucs émissaires pour les industriels afin de ridiculiser les préoccupations de leurs adversaires, au lieu d’admettre les faiblesses de leur propre argumentaire… 

Les retombées économiques ne manquent pas nécessairement de mérite, mais la rentabilité du projet est mise en doute alors que d’importants investisseurs ont reculé. On estime que 6000 emplois directs et indirects seraient créés pendant la construction, que 300 emplois permanents resteraient au Québec et que l’économie régionale serait diversifiée. Néanmoins, rappelons qu’avant la pandémie, la rareté de la main-d'œuvre posait problème. En cette ère où les changements climatiques sont appelés à rapidement changer le monde dans lequel nous évoluons, est-ce que ces bénéfices en valent le prix? Il semblerait que non. 

Le processus légal

La Loi sur la qualité de l’environnement (L.Q.E.), loi constitutive du BAPE, prévoit dans sa disposition préliminaire que : «[l]es dispositions de la présente loi [...] affirment le caractère collectif et d’intérêt public de l’environnement, lequel inclut de manière indissociable les dimensions écologiques, sociales et économiques». Elle s’interprète de concert avec la Loi sur le développement durable, qui définit ce concept à l’article 2 comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs» en s’appuyant sur «une vision à long terme». C’est exactement ce qu’a fait le BAPE en analysant des projections sur quelques décennies, et c’est d’autant plus intéressant considérant que l’organisme observe un clivage intergénérationnel.

C’est l’article 22 L.Q.E. qui oblige le promoteur à obtenir l’autorisation du ministre de l’Environnement avant de réaliser son projet. Si le ministre décide d’autoriser Énergie Saguenay, il peut prescrire des conditions (art. 25 et 26, L.Q.E.). L’article 31.0.3 L.Q.E. prévoit que le ministre devra refuser l’autorisation si le promoteur ne réussit pas à démontrer que son projet respecte la loi et ses règlements. Si on se fie à la façon dont cette disposition est rédigée, ça ne semble pas représenter un pouvoir discrétionnaire. Le gouvernement dans son ensemble, dont le premier ministre, a aussi son mot à dire dans le cas d’une procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement, comme celle entreprise devant le BAPE (art. 31.1 L.Q.E.).

La balance des enjeux

Le Saguenay-Lac-Saint-Jean, où l’agriculture est aussi un secteur important, aurait certainement intérêt à explorer davantage comment s’intégrer dans une politique nationale d’autonomie alimentaire. Les Saguenéens et les Jeannois sont si fiers de leur aluminium, plus vert qu’ailleurs grâce au déluge de barrages hydroélectriques dans les nombreuses grandes rivières, il y aurait sûrement d’autres innovations à développer. Je pense notamment à du matériel autodésinfectant, grâce à une technologie antimicrobienne en aluminium, en cours de développement par A3 Surfaces à Saguenay. Des idées d’avenir, il y en a sûrement plein à trouver si on interroge les jeunes entrepreneurs de la région, certainement plus astucieux qu’une juriste comme moi.

J’évoquais tout à l’heure les réactions à la suite de la publication du rapport du BAPE. Familiers avec le fardeau de preuve de la balance des probabilités en tant que juristes, nous pouvons conclure au survol du document de 506 pages, annexes incluses, que le projet semble loin de franchir la barre de 50% + 1 pour se qualifier comme convenable. Ce n’est pas tout le monde qui adopte ce raisonnement, celui-ci restant susceptible aux valeurs du juge, je l'admet.

Au début du mois d’avril, les conseils municipaux de Saint-David-de-Falardeau et de Saguenay ont décidé d’adopter des résolutions pour montrer leur appui à Énergie Saguenay, tel que rapporté par les médias régionaux. Au-delà de l’influence possible sur la décision du gouvernement provincial d’autoriser ou non le projet, cela soulève de sérieuses inquiétudes sur la démocratie locale. Il est évident que ce n’est pas toute la population qui soutient le projet. Quand une poignée de conseillers municipaux votent autour d’une table (virtuelle ou physique) sur la pertinence d’un projet affectant tous les citoyens, il est légitime de se demander si la représentativité joue son rôle. Un sujet aussi polarisant aurait mérité un référendum municipal, procédure qui a déjà été organisée dans le passé. Bien que des sondages aient montré une certaine adhésion par une partie de la population, d’autres indiquaient plutôt que plus un répondant s’informait sur le projet, moins il était propice à l’appuyer. Encore une fois, l’origine de ces sondages influence énormément la façon dont on peut les interpréter, et c’est le dialogue de sourds entre les deux camps qui reprend.

Pour conclure, un dernier point pour partager les aléas de la démocratie municipale. Au conseil de ville de Saguenay le 6 avril, un conseiller a proposé un amendement à la résolution, qui au départ suggérait un soutien inconditionnel au projet. Cet amendement a limité l’appui de la ville au fait que le projet respecte les exigences environnementales et obtienne l’autorisation du gouvernement québécois. Cela fait penser à une compétence liée étudiée en droit administratif. La résolution amendée a été adoptée à la majorité, et non à l’unanimité. L’ironie, c’est que des conseillers ont voté au sujet de l’amendement sans comprendre la portée exacte de leur vote, tel qu’on peut le voir dans l’enregistrement de la séance (vers 3h20min). Peu importe leurs convictions, il apparaît plus que souhaitable que les élus soient informés au minimum des procédures dans les instances où ils représentent la population. 

Comme quoi, l’incompréhension stimule la division. Vivement qu’on puisse retrouver notre habituel et éternel combat des géants, soit la majestuosité du fjord du Saguenay contre la grandiosité du lac Saint-Jean.