Pratiquer la distanciation


Par Paul-David Chouinard, publié le 18 juin 2021

Crédit photo : Dollar Gill

Crédit photo : Dollar Gill

ANALYSE | La dernière année s’est avérée un terreau fertile pour tous ceux s’intéressant de près ou de loin aux questions sémantiques. Les récents débats qui ont émergé de la sphère publique ont réaffirmé l’importance de maintenir une certaine distanciation réflexive quant à l’usage de certains mots et de les replacer dans leur contexte social. Ce phénomène coïncide avec l’émergence d’une nouvelle expression dans le jargon populaire : la distanciation sociale. Si la pratique quotidienne de la distanciation sociale est nécessaire en temps de pandémie, la distanciation réflexive l’est tout autant dans une société où l’offre de nouvelles est de plus en plus diversifiée et où il est particulièrement difficile de départager le vrai du faux. Elle commande une très grande vigilance quant au choix des mots employés et à la source des informations auxquelles l’on réfère.

On ne saurait trop insister, de prime abord, sur l’influence des symboles et des images dans le choix de l’information, mais aussi dans la manière dont elle est interprétée. Une expression bien courante dit d’ailleurs qu’une image vaut mille mots. Cette expression a pris tout son sens à l’occasion de la cérémonie d’investiture du président des États-Unis Joe Biden, dont le discours – qui comportait très exactement 2371 mots (1) – a été éclipsé par la photo de l’un de ses anciens adversaires qui assistait à l’évènement, Bernie Sanders.

Crédit photo : Anshu A

Crédit photo : Anshu A

Sans vouloir minimiser les retombées favorables d’un tel phénomène médiatique sur notre bonheur collectif, il semble qu’il soit symptomatique d’un engouement de plus en plus marqué pour les faits accrocheurs, parfois au détriment de la qualité de l’information. 

Pourtant, l’image ne doit pas être comprise uniquement au sens d’image figurative. Elle peut avoir une portée tout aussi grande lorsqu’elle est exprimée sous forme de mots dans le but d’illustrer une idée abstraite, au même titre que l’analogie et la métaphore. La lecture de la jeune poète américaine Amanda Gorman lors de la cérémonie d’investiture du président en est le parfait exemple. 

D’ailleurs, quel mot est le plus juste : poète ou poétesse? Auteure ou autrice? À défaut d’être en présentiel, l’investiture était-elle synchrone ou asynchrone? Comodale peut-être? On dit la Covid ou le Covid ? Racisme ou racisme systémique? Et qu’en est-il du mot en « n »? Peut-on le prononcer ou non? Dans quel contexte?

Notre vocabulaire est perméable aux diverses mutations que traverse notre société. Les mots sont des concepts évolutifs. La preuve, en 2020, comme chaque année, plusieurs nouveaux mots ont été ajoutés au dictionnaire le Petit Robert, parmi lesquels on retrouve télétravailler, déconfinement et bien sûr, Covid (2)!  Couvre-feu et quarantaine, qui avaient été relégués aux oubliettes, ont enfin connu leur moment de gloire (3). Néanmoins, ce phénomène ne saurait occulter l’importance de la réflexion critique sur les enjeux linguistiques. C’est à cette étape que la pratique de la distanciation prend tout son sens. Prendre un bon deux mètres de recul avant de choisir les mots sur lesquels on désire s’appuyer permet de mieux articuler sa pensée. De la même manière, le maintien d’un débat sain sur le sens à donner à certains mots et l’usage que l’on peut en faire apparaît comme incontournable dans un monde de plus en plus polarisé.

Les faits (historiques, scientifiques et autres) doivent quant à eux constituer la pierre d’assise de toute argumentation. Si le port du masque représente un moyen scientifiquement prouvé pour lutter contre la pandémie, la pratique qui, à l’opposé, consiste à masquer les faits s’avère totalement contre-productive. Dans le même ordre d’idées, un mot ou une expression ne peut être appréhendé correctement sans tenir compte notamment de son étymologie, de sa valeur pédagogique et du contexte social duquel il a émergé. 

Dans les derniers mois, la santé publique a maintes fois réitéré l’importance de limiter les rapprochements humains pour freiner la propagation du virus. Les rapprochements entre différents faits doivent être effectués avec la même circonspection. Dans une ère où l’information circule très rapidement, un journaliste ou un chroniqueur a tout intérêt à être vigilant dans le choix des mots qui se retrouvent dans le titre de son article et à éviter de tomber dans le piège du sensationnalisme.

Toutes ces pistes de réflexion constituent des outils parmi tant d’autres dans la lutte contre le virus pernicieux qu’est la désinformation. Les faits sont importants, puisqu’ils servent de socle à partir duquel nous pouvons bâtir notre point de vue. Les mots, lorsqu’ils sont choisis judicieusement, viennent solidifier l’équilibre de notre structure argumentative en y apportant certaines nuances. Le meilleur moyen de comprendre la teneur de ces mots et de ces faits est de remonter à leur source, laquelle peut prendre de multiples formes : étude scientifique, théorie développée par un auteur, etc. Surtout, il importe de diversifier ces mêmes sources. Il en va de notre santé intellectuelle collective! 


Notes

(1) https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/593645/l-integrale-du-discours-inaugural-de-joe-biden

(2) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707036/deconfinement-covid-teletravaillerdictionnaire-petit-robert-2021

(3) https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/cest-jamais-pareil/segments/entrevue/337813/dictionnaire-covid-2020-mots-langage-langue-covid