D’un océan à l’autre
Par Samuel Z. Castonguay, publié le 28 janvier 2021
OPINION | Officiellement, le Canada est un pays bilingue. L’anglais et le français y sont égaux, tant en ce qui a trait à leur statut institutionnel qu’à leurs droits et privilèges. Ce principe est même constitutionnalisé à l’article 16 de la Charte canadienne des droits et libertés (1), ce catalogue de droits et libertés enchâssé dans la Loi constitutionnelle de 1982.
Officieusement, la situation s’avère cependant bien moins reluisante pour la langue de Molière. Le 11 janvier dernier, la journaliste Émilie Bergeron a révélé dans les pages du Journal de Montréal que l’usage du français dans un cadre professionnel évoque, pour près de la moitié des fonctionnaires fédéraux francophones travaillant dans des régions fondamentalement bilingues du pays – au Nouveau-Brunswick, dans les villes d’Ottawa et de Gatineau ainsi qu’ailleurs en Ontario et au Québec où le bilinguisme est la règle –, un malaise, constat tiré d’un sondage réalisé par le Commissariat aux langues officielles (2). Plus précisément, ce sont 44% des employés sondés – 10 828, pour être exact – qui admettent se sentir mal à l’aise (3).
Mais ce phénomène n’a rien d’inédit. En effet, dans un recensement diffusé en août 2017, Statistique Canada dénote un accroissement de 0,4 point de pourcentage du taux de bilinguisme entre 2011 et 2016 à l’échelle du pays (4). Au Québec, la seule province unilingue française de la fédération, ce nombre est quasi quintuplé, s’élevant à 1,9 point pour la même période (5).
Ces données peuvent, au premier abord, sembler bénignes, abstraites. Ce n’est que lorsque l’on considère celles recueillies dans les autres provinces et territoires et, en particulier, le taux de bilinguisme global qui s’y trouve que l’on peut réellement saisir l’ampleur de la disparité, voire de la dichotomie linguistique qui définit les deux solitudes.
Au Québec, le taux de bilinguisme s’élève – toujours selon ces mêmes données – à 44,5% en 2016 (6). Ironiquement, même le Nouveau-Brunswick, la seule province formellement bilingue au pays de l’Unifolié, ne peut s’enorgueillir d’une proportion si ample d’individus parlant couramment l’anglais et le français au sein de sa population, Statistique Canada ne recensant qu’un taux de 33,9% pour la même année (7). Pis encore, la moyenne du taux de bilinguisme dans le ROC n’atteint pas la dizaine, mais seulement un maigre 9,8% (8).
De ces données ne peut s’inférer qu’une seule et unique conclusion : si le taux de bilinguisme croît au Canada, c’est parce que les personnes de langue maternelle française habitant le Québec – surtout –, le Nouveau-Brunswick et l’Ontario apprennent davantage l’autre langue officielle que leurs compatriotes anglophones. Les causes sont multiples : Netflix, réseaux sociaux, mondialisation, etc., mais le dénouement demeure le même.
Certes, une mince part du gâteau appartient aux citoyens d’expression anglaise qui apprennent le français, une heureuse réalité au jugé. Mais cet apprentissage du français n’est, dans le contexte canadien, que le mirage d’une santé linguistique, car ce bilinguisme technique n’est pas synonyme d’un usage courant et quotidien. Plutôt, il opère le déclassement du français, sa relégation au rang de dialecte folklorique occulté par la langue officielle de facto du monde entier.
Comprenez-moi bien : une connaissance approfondie de l’anglais est souhaitable et son apprentissage doit être encouragé. Maîtriser plusieurs langues est un atout indéniable qui profite immanquablement à celui ou celle qui s’en prévaut. Cela étant, le bilinguisme institutionnel coast to coast, legs onirique de Pierre Elliott Trudeau, est une chimère. Les préceptes mêmes sur lesquels repose cet idéal illusoire consacré dans la Charte suscite sans équivoque une hiérarchisation linguistique favorable à l’anglais, une véritable hégémonie a mari usque ad mare dont les effets sont décuplés au Québec.
Les solutions ne sont pas légion. Mais le carcan linguistique canadien – constitutionnalisé de surcroît – est vecteur d’une uniformisation répandue dans l’ensemble de la fédération, une uniformisation qui, si l’on tolère son enflure, annihilera non seulement le français, mais également toutes les langues des Premiers peuples, retranchées sans vergogne de l’horizon linguistique. Pierre Bourgault l’a exprimé avec tout l’à-propos que l’on lui connaît : « quand nous défendons le français chez nous, ce sont toutes les langues du monde que nous défendons contre l'hégémonie d'une seule. » (9)
Les mesures costaudes promises par le ministre responsable de la Langue française, Simon Jolin-Barrette, se font toujours attendre. Mais la vitalité d’une langue n’est pas tributaire du législateur de façon entière. Elle est aussi foncièrement populaire, comme intrinsèquement liée aux différents peuples qui, par le simple fait de la parler, lui insufflent l’oxygène dont elle a besoin pour survivre.
Aussi faut-il continuer de chérir le français pour qu’il ne meure pas asphyxié.
(1) Charte canadienne des droits et libertés, art. 11 g), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.).
(2) Émilie Bergeron, « Malaise à employer le français pour bien des fonctionnaires... francophones! », Le Journal de Montréal, 11 janvier 2021, https://www.journaldemontreal.com/2021/01/11/malaise-a-employer-le-francais-pour bien-des-fonctionnaires-francophones.
(3) Id.
(4) Statistique Canada, Recensement en bref. Un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais, 2 août 2017, https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as sa/98-200-x/2016009/98-200-x2016009-fra.cfm.
(5) Id.
(6) Id.
(7) Id.
(8) Id.
(9) Pierre Bourgault, 1997.