Éthique et réfugiés

Par Shawn Foster

Crédit photo : Canva

Crédit photo : Canva

RÉFLEXION | «Article 14:1) Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays», nous indique la Déclaration universelle des droits de l’homme (1).

L’année 2018 marque un record mondial : 70,8 millions de réfugiés, peut-on lire dans un rapport de l’Agence des Nations unies pour réfugiés. Il s’agit de 70,8 millions de personnes faisant face à une menace; adultes et enfants, forcés de s’exiler dans le but de pouvoir vivre une vie meilleure, exempts de peur et à l’abri de la persécution. Pensons notamment à la Saoudienne Rahaf Mohammed al-Qunun, qui a obtenu son statut de réfugiée par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, après avoir manifesté publiquement sa persécution. Nous voulons montrer que dès le moment où nous entrons en contact avec l’Autre (2), nous avons la responsabilité éthique de remédier à sa situation. Pour ce faire, nous puiserons à l’éthique d’Emmanuel Levinas.

Le visage du réfugié

Le réfugié, c’est d’abord l’Homme en tout Homme. Toutefois, avant d’acquérir le statut de réfugié, le demandeur d’asile fait appel à la compassion d’un pays où il souhaite entrer. Celui-ci, que nous qualifierons comme étant l’Autre, c’est-à-dire «l’autre-que-soi» : l’Altérité, comme le dit Emmanuel Levinas (3), se présente à nous en tant que visage; c’est ce par quoi je lui accède. Il n’est pas que sensible, il déborde de la forme qui peut être perçue par les sens. Le visage est ex-pression; pour ainsi dire, il exerce une pression vers l’extérieur de son contour. 

En ce sens, il ne peut être contenu dans sa forme physique : il la perce sans cesse. Celui-ci dépasse le sensible, puisqu’il manifeste quelque chose qui va au-delà de ce qui est vu. Pensons à une main qui sort de l’eau : point n’est besoin que l’on explicite la conjoncture pernicieuse dans laquelle se trouve la personne pour en capter le sens. La main, à elle seule, exprime un sens — sens qui me dépasse, qui me transcende. Transcende, en raison que l’Autre représente l’Infini, du fait que je ne puis que faillir à saisir complètement l’Autre, en ceci qu’il m’échappe. Il ne peut être totalisé en un concept, une définition — «réfugié», par exemple. 

En outre, on ne sait jusqu’où l’Autre nous échappe; c’est pourquoi il représente l’Infini. L’Autre est le Transcendant, celui qui me dépasse. Par ailleurs, c’est tout le corps humain que Levinas qualifiera de «visage». C’est «le lieu originel du sensé» (4). Ce sens, de plus, nous est imposé, comme nous le constatons dans l’exemple de la main dans l’eau. En effet, «le visage parle. [Il] est le premier discours» (6), dès que nous entrons en relation avec l’Autre. 

Du visage à la responsabilité

Dès le moment où nous entrons en contact avec l’Autre, un appel nous donc est lancé : celui-ci nous invite à une relation, par sa simple manifestation. L’épiphanie du visage «consiste à nous solliciter par sa misère [...]» (6). Sollicitation que nous ne pouvons décliner, puisque peu importe notre réaction, qu’elle soit d’en faire fi ou d’y répondre intentionnellement, une réponse est inéluctablement transmise. Le visage parle; en ce sens, «c’est lui qui rend possible et commence tout discours» (7). Comme nous sommes dans l’impossibilité de ne pas répondre — verbe qui provient du latin «respondere» et duquel le mot «responsabilité» découle, étymologiquement –, Levinas établit que nous sommes fondamentalement au service d’Autrui. De là émane notre responsabilité envers l’Autre. 

Il y a conséquemment une relation inégalitaire qui prend forme entre l’Autre et moi, par suite de mon incapacité à ne pas lui émettre de réponse : je deviens son otage. Je deviens responsable, mais pas seulement d’Autrui : je le deviens également pour le tiers, qui réclame tout autant ma responsabilité, car Autrui «n’est jamais seul. Au-delà de ma relation à lui, il y a plusieurs tierces personnes qui [...] sont toujours déjà présentes dans le regard d’Autrui, et dont je me sens tout autant responsable» (8). Par conséquent devenons-nous infiniment responsables de tous, étant donné que nous ne savons pas jusqu’où va cette responsabilité, car l’Autre représente l’Infini.

La responsabilité et l’éthique

Dans son épiphanie, le visage se présente à nous. «[À] travers lui, c’est un être tout entier qui se donne à moi. Et précisément, il se donne : Levinas insiste sur la vulnérabilité de ce visage nu qui s’offre à moi, sur lequel je pourrais aussi bien exercer ma toute-puissance» (9). Le visage défie mon pouvoir, car il m’échappe. Non pas celui d’en exercer un, mais bien la possibilité de pouvoir; il défie mon pouvoir de pouvoir, voire cette volonté d’une puissance, dira Levinas. Puisque, dès le premier contact, l’Autre n’est point soumis à mon pouvoir, c’est dans une relation qui ne soit pas de pouvoir à laquelle je suis convié. Il «oppose une résistance métaphysique à la violence» (10); la relation avec le visage est, par extension, éthique, car malgré que l’on puisse l’anéantir, son sens ordonne : «Tu ne tueras point» (11). Et comme, de surcroît, le visage d’Autrui se présente à moi dans toute sa nudité et sa fragilité, il m’invite à une relation de paix. La relation originaire ne se fonde alors guère sur la violence, mais plutôt la paix. 

Le droit des réfugiés

Ensuite apparaît une troisième instance, dans la philosophie levinassienne : le politique. Ce dernier a comme tâche d’assumer une partie de la responsabilité que nous avons de tout et de tous envers tous, puisqu’à nous seuls, il nous est impossible de le faire. «[Il] protège tous les tiers que je ne peux protéger» (12). L’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés, entre autres, nous permet de constater ceci mis à l’oeuvre : «Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.» (13)

Si le réfugié est, d’ordinaire, selon Hannah Arendt, «une personne contrainte de demander l’asile pour avoir commis quelque acte ou défendu une opinion politique» (14), il appert que l’article 33 s’avère pertinent à notre analyse, puisqu’il témoigne de l’éthique de la responsabilité, relayée par l’État et mise en effet. 

En somme

Nous pouvons dire que le droit concernant les réfugiés a pour fondement notre responsabilité éthique, car «il s’agit de ne pas ignorer la souffrance d’autrui qui incombe à ma responsabilité» (15). Il demeure, toutefois, à savoir si le droit processuel amenuise cette responsabilité, qui est notre condition première; en d’autres termes, si le droit lui-même cause une barrière à cette responsabilité infinie, puisque «l’obligation juridique d’accorder l’asile quand celui-ci est réclamé n’existe tout simplement pas» (16), alors que l’obligation éthique, elle, oui.

Sources et notes

(1) Amnesty International. (1988), Déclaration universelle des droits de l’homme. Bruxelles, Belgique: Éditions Folio, p. 68.

(2) La majuscule est quasiment systématique chez Emmanuel Levinas.

(3) Philosophe français d’origine lituanienne, né en 1906 et décédé en 1995.

(4) LEVINAS, Emmanuel. (1995), Altérité et transcendance. Paris, France: Éditions Le Livre de poche, p. 44.

(5)  LEVINAS, Emmanuel. (1972), Humanisme de l’autre homme. Paris, France: Éditions Le Livre de Poche, p. 51.

(6) LEVINAS, Emmanuel. (1971), Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris, France: Éditions Le Livre de Poche, p. 76.

(7)  LEVINAS, Emmanuel. (1982), Éthique et Infini. Paris, France: Éditions Le Livre de poche, p. 82.

(8) OLIVIER, Michel. (2019), La Justice et le bourreau. Philosophie Magazine Hors-série n° 40. p. 58 - 60.

(9) LEROY, Christine. (2018), Apprendre à philosopher: la phénoménologie. Paris, France: Éditions Ellipses, p. 187.

(10) Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, op. cit., p. 13.

(11) Emmanuel Levinas. Éthique et Infini, op. cit., p. 81.

(12) Olivier Michel, La Justice et le bourreau, op. cit., p. 60.

(13) Conseil canadien pour les réfugiés. (s.d.) Droits des réfugiés = droits de la personne. Repéré à: https://ccrweb.ca/sites/ccrweb.ca/files/static-files/droitsref.htm.

(14) ARENDT, Hannah. (2019), Nous autres réfugiés. Paris, France: Éditions Allia, p. 7.

(15) LEVINAS, Emmanuel. (2018), De l’unicité. Paris, France: Éditions Payot et Rivages, p. 56.

(16) ARBOUR, J.-Maurice et Geneviève PARENT. (2017), Droit international public,7e édition. Montréal, Québec: Éditions Yvon Blais, p. 823.