Être citoyen et concitoyen : réconcilier l’État à la nation?
Par Jordan Mayer, , publié le 20 février 2021
Crédit photo : @shubhamsharan
Le consentement est la garantie de la légitimité de la société politique.
- Thomas Hobbes
RÉFLEXION | Tel était l’un des enseignements de Thomas Hobbes, d’où il en faisait varier plusieurs conclusions. Ce consentement, qu’il définit comme le fait d’accepter volontairement de se départir de sa liberté et d’une partie de ses droits pour jouir de la protection du souverain (à entendre d’une conception de l’État), ne saurait être pur : il est soumis à la contrainte et à la passion. Hobbes fait également remarquer que le consentement n’est pas suffisant pour fonder ou maintenir un État. Il n’est pas l’unification des volontés individuelles de chacun en une volonté unique, étatique, ascendante [1].
Bien que la conception hobbesienne puisse dans une certaine mesure être éclairante, elle peine à expliquer dans toute son ampleur la montée, sans doute exacerbée par le contexte sanitaire actuel, du mouvement des « citoyens souverains » [2]. Les tribunaux canadiens, dans les dernières années, ont fait face à des arguments, disons-le… quelque peu inattendus de ces citoyens se disant « souverains » à l’égard de l’État. Tandis que le tribunal se fait opposer que la résidence du demandeur est une république souveraine, donc insaisissable [3], il se voit confronté dans un autre cas au principe fictif de la dualité juridique [4]. En résumé, la personne physique, qui est présente au procès, est différente de la personne morale, qui elle est citoyenne de l’État. L’État poursuivant la personne morale, la personne physique ne peut être poursuivie. Cet argument extravagant a été utilisé à quelques reprises pour rejeter l’autorité des tribunaux [5].
Dans tous ces cas, l’autorité des tribunaux est rejetée [6], certes, mais c’est la souveraineté de l’État qui est directement contestée. Cette souveraineté est définie par le dictionnaire de droit Reid sur trois plans : 1) la souveraineté de l’État sur la scène internationale ; 2) la souveraineté dans l’État (d’un point de vue juridique) et 3) la souveraineté politique du peuple, représentée au Québec et au Canada par une démocratie représentative [7]. Les deux premières définitions, à elles seules, ne peuvent traduire parfaitement les récriminations des citoyens se disant souverains. La 3e définition, qui se rapproche de la dimension politique, englobe plus largement la notion de souveraineté et permet de mieux saisir la problématique en l’espèce [8].
Mais justement, et de façon plus large que seulement le mouvement des citoyens souverains, pourquoi une partie de la population se réclame de théories conspirationnistes visant la souveraineté, la légitimité de l’action étatique, surtout dans une période où les droits et libertés individuels sont limités dans le cadre d’une société libre et démocratique? Est-ce à cause de réels complots ou stratagèmes de corruption précédemment dévoilés au grand jour [9]? Probablement. Citons les plus populaires : le scandale du Watergate au États-Unis et, de notre côté de la frontière, le scandale des commandites ou encore les faits dévoilés lors de la Commission Charbonneau.
Est-ce à cause, plus globalement, du « sentiment d’injustice, de la peur d’être déclassé ou d’être méprisé » [10]? Le populisme n’y est sans doute pas étranger dans ce cas. De sa conception nord-américaine, il est une frustration démocratique le sentiment de devoir défendre la démocratie contre des captations oligarchiques [11]. Bref, pour redonner une réelle souveraineté au peuple, à la nation, il faudrait vouloir renverser le système, to take on the establishment. C’est particulier, il me semble avoir déjà entendu cela de la part d’un membre du gouvernement au sud de notre frontière…
Parlant des États-Unis, les événements du Capitole de janvier posent de sérieuses questions sur la nécessité du débat, de la réconciliation, de la nation envers l’État. Un auteur explique, sur la base de la reconnaissance par la Cour suprême américaine de la protection absolue de la citoyenneté du citoyen, de sa souveraineté individuelle nationale, cette nouvelle approche du concept de souveraineté [12]. Et même si les parallèles doivent toujours être prudents, de par leur application incertaine en territoire québécois et canadien, le rapport entre citoyens et État est malgré tout un sujet universel.
Finalement, que doit-on tirer, collectivement, de cette remise en question de l’action de l’État, de sa légitimité, par une partie non négligeable de la population? Le fait de vouloir du changement n’est pas une mauvaise chose, au contraire! La récente montée des mouvements sociaux des dernières années est salutaire d’un nouveau monde, plus égalitaire, plus respectueux du prochain, de notre environnement. Cependant, le fait de nier catégoriquement l’existence même de l’État ou de voir dans son intervention un acte de pur contrôle sur la population est dangereux, voire irresponsable.
Plusieurs entrevoient déjà des pistes de solutions qui, fort heureusement, ne sont pas uniques. Évoquons l’ajout de caractéristiques de la théorie délibérative à notre système politique, ou encore le changement du mode de scrutin et de la culture politique [13]. La culture transpartisane, notamment présente en Nouvelle-Zélande [14], pourrait fort probablement inspirer le Québec dans quelques années.
Nous avons « du chemin à faire », à recommencer par fonder une meilleure confiance envers notre État. J’ai tout de même bon espoir que nous passerons collectivement d’une conception citoyenne à concitoyenne.
Notes
[1] Paul MUNIER, « Entre crainte et consentement. Le rapport du citoyen au souverain chez Hobbes », (2008) 14 Tracés. Revue de Sciences humaines, p. 77-101.
[2] Voir à ce sujet le véritable traité sur la question du juge Rooke de l’Alberta au fil de sa décision rendue : Meads v. Meads, 2012 ABQB 571.
[3] Painchaud c. Capital Transit inc., 2014 QCCS 4071.
[4] R. c. Normandin, 2014 QCCQ 13167. Le défendeur, pour répondre à ses absences de déclarations d’impôt répétés, affirme que sa « personne physique est citoyenne canadienne, mais en tant qu’être humain, il n’a pas de citoyenneté » (par. 41).
[5] Voir Banville c. Agence du revenu du Québec, 2017 QCCQ 16190. La juge Cotnam, maintenant à la Cour d’appel, s’exprime de la sorte au regard des agirs de la demanderesse : « La situation est d’autant plus troublante que, en tant que médecin, la Demanderesse est rémunérée par l’État à partir des impôts payés par ses concitoyens. Elle n’a aucun scrupule à toucher une rémunération provenant de l’État, mais refuse de contribuer en produisant ses propres déclarations fiscales. » (par. 39).
[6] Au point tel que les tribunaux québécois sont dénoncés parfois comme étant illégitimes sur le plan constitutionnel : « Un avocat soutient que les tribunaux québécois sont illégitimes », Radio Canada (25 juin 2014), en ligne : [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/673290/tribunal-quebecois-illegitime-citoyens-souverains].
[7] Hubert REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, Montréal, Éditions Wilson et Lafleur, s.v. « souveraineté ».
[8] Voir H.W.R. WADE, « The Basis of Legal Sovereignty » (1955) 13-2 Cambridge Law Journal, p. 196, repris par le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, au par. 142 : « la souveraineté est un fait politique pour lequel il est impossible d’établir un fondement purement juridique ».
[9] « Oui, il y a eu de véritables complots », Les décrypteurs, Radio Canada (30 mai 2020), en ligne : [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1707657/vrais-complots-histoire-watergate-mk-ultra-tuskegee-irak-theories-conspirationnistes-covid-19-coronavirus].
[10] Fabien DEGLISE, « Au Québec, un populisme distinct », 2 février 2019, en ligne : [https://www.ledevoir.com/politique/quebec/546957/au-quebec-un-populisme-distinct].
[11] Jean-Yves PANCHÈRE, « Quel concept de populisme? » (2020) 58-2 Revue européenne des sciences sociales, p. 19 à 37.
[12] Patrick WEIL, « Le citoyen est souverain, pas l’État » (2013) 177 Informations sociales, p. 68 à 74.
[13] Martin BREAUGH, « Démocratie ou oligarchie? Quelques réflexions sur notre situation politique actuelle » (2012) 7-1 Les ateliers de l’éthique, p. 119-126.
[14] Fabrice PEZET, « La Nouvelle Zélande – Du parlementarisme majoritaire à la démocratie multipartisane » Jus Politicum (24 novembre 2020), en ligne : [http://blog.juspoliticum.com/2020/11/24/la-nouvelle-zelande-du-parlementarisme-majoritaire-a-la-democratie-multipartisane-par-fabrice-pezet/].