Justice civile et postmodernité

Par Shawn Foster

Crédit photo : Squarespace

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RÉFLEXION | La conception de la justice à laquelle souscrivent les positivistes juridiques définit cette justice comme étant « contradictoire, formelle, procédurale et repos[ant] sur l’autorité » (1). Ainsi le jugement rendu est-il considéré juste s’il est conforme aux critériums de validité et de légitimité du système juridique, tout en revêtant l’apparence que justice a été rendue (2). Or, l’époque contemporaine, dominée par le courant postmoderniste qu’elle est, pose un obstacle à la légitimité de la justice qui est rendue de cette façon. D’ailleurs, il y a une complète désillusion par rapport au système judiciaire, qui est notamment causée par le sentiment d’aliénation ressenti par les individus y faisant face (3).

Dans cette veine, nous voulons montrer comment le postmodernisme influe sur la conception contemporaine de la justice civile et, surtout, comment la justice participative, qui passe par les modes privés de prévention et de règlement des différends (les « PRD »), instituée par le Code de procédure civile (4) (le « C.p.c. »), s’avère une philosophie juridique remédiatrice, parfaitement ancrée dans notre époque.

LE POSTMODERNISME ET LA CONCEPTION DE LA JUSTICE

Si les siècles précédents nous ont légué un bagage culturel et philosophique hors pair, en nous ouvrant la voie d’accès aux grands idéaux par l’usage de la raison humaine, entre autres, cela est bien derrière nous. En effet, le postmodernisme domine désormais notre époque. Ce courant est né du rejet, de la rupture avec tous les grands métarécits antérieurs (5) ; c’est une coupure abrupte avec l’usage de la raison comme moyen d’atteindre une vérité apodictique, faisant ainsi place au relativisme absolu. En ce sens, d’autres auteurs s’entendent pour affirmer que « la postmodernité n'est rien d'autre qu'un scepticisme radical à l'égard de toute forme de “connaissance” métaphysique » (6), le postulat des postmodernes étant que la réalité elle-même n’est qu’interprétation continuelle par un sujet. 

Les grands idéaux se voyant remis en question, il va de soi que l’idée de la justice civile ne fasse pas exception. Effectivement, alors que les tribunaux représentaient le lieu par excellence où devait être réalisée la justice, ceux-ci ont perdu leur attrait aux yeux de nombre d’individus, ces derniers ne se sentant pas informés quant au fonctionnement du système judiciaire, ne connaissant pas les lois et ne comprenant pas ce qui se passe en Cour (7). S’ajoute à cela l’érosion de la confiance envers l’institution judiciaire, qui applique un droit en vigueur ne représentant plus nécessairement les valeurs de chacun (8), voire la manifestation supposée de ce qu’est la justice à l’époque postmoderne. En effet, les règles de droit regroupées pour constituer un code représentent désormais « [un] grand récit [qui] a perdu sa crédibilité » (9). Ainsi, non seulement l’idéologie postmoderniste est-elle fondamentalement une entreprise de déconstruction (10), mais

la pensée postmoderne apparaît comme un effort : 1) pour reconstruire ces notions modernes d'une manière non-métaphysique, non-essentialiste, éliminant ainsi toute trace de référence à un quelconque « signifié transcendantal » (comme le dirait Derrida), et ceci afin : 2) d'institutionnaliser ces concepts dans la pratique, d'en faire les principes informatifs d'un nouvel ordre mondial qui, s'il se manifestait, représenterait alors en fait la véritable « postmodernité » (11).

Suite à la déconstruction, ce nouvel ordre manifesterait les valeurs postmodernistes, notamment au regard de la structure sociétale, cette dernière ne devant plus être « vue comme une superstructure qui déterminerait les actions des individus[,] entraînant la subordination “ontologique” des individus à la société ». Figure d’autorité que représente le magistrat, celui-ci n’aurait alors plus la même reconnaissance en tant que représentant de la justice et de l’autorité qu’il incarne. Se manifeste conséquemment la volonté du sujet reconnu comme étant maître de son destin et qui fait des choix en fonction de la sphère de valeurs et d’idéaux qu’il a conceptualisée. Ainsi, lorsque la Vérité avec un grand « v » n’a plus de valeur, c’est-à-dire lorsque la métaphysique n’importe plus, ce qui importera chez les postmodernes sera « le processus et les vérités (avec un petit v) que celui-ci produit »(12). La vérité devient alors essentiellement processuelle et, ce qui importe, devient « la tolérance de la diversité et la disposition au compromis » (13). En contexte, c’est dire que la foi en l’idée universelle de justice ne vaut plus; que les tribunaux ne sont plus les lieux où elle se réalise, les sujets ayant désormais leur vision individuelle de ce qu’est la justice et aucun désir de se voir imposer un droit empreint de valeurs qui ne sont pas les leurs. Alors, comment y remédier?

LA JUSTICE PARTICIPATIVE COMME PHILOSOPHIE JURIDIQUE CONTEMPORAINE

Crédit photo : Bill Oxford

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Tandis que la philosophie du droit recherche l’essence, les fondements métaphysiques du droit, la philosophie juridique emprunte une démarche différente. En effet, elle vise un idéal à atteindre qui, bien qu’influencé par le travail de la philosophie du droit, se trouve directement dans la législation. En contexte, il est ici question de la philosophie juridique instituée par le C.p.c., laquelle se manifeste dès le préambule:

Le Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes. Il vise également à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice (14). [nos soulignés]

À une époque où ont été abandonnés les grands idéaux de justice et où la confiance envers le système de justice s’érode, non seulement pour des raisons pratiques (15) mais idéologiques, la justice participative, qui passe par les modes de PRD, s’avère un ajustement du droit à la postmodernité. Effectivement, la volonté du législateur est remédiatrice au constat selon lequel soit le « droit demeur[ait] inchangé au risque d'être bientôt ignoré, [soit] il rest[ait] en phase avec les dynamiques sociales » (16). Ainsi n’est-il guère surprenant que, parmi ces modes de PRD, se trouve la médiation, processus au travers duquel les parties participent activement à la recherche d’une solution à leur différend, au lieu qu’elle leur soit imposée (17). C’est d’où provient l’expression de « justice participative », car en recourant volontairement (18) à des processus tels la médiation, la négociation ou le droit collaboratif, entre autres, les protagonistes peuvent assumer leur propre autonomie et responsabilité (19).

Quant à la justice, Louis Marquis souligne que C.p.c. pose quatre conditions à sa réalisation (20): l’adéquation, l’efficience, l’empreinte d’esprit de justice et la proportionnalité (21). Par voie de conséquence, que la solution soit fondée sur des règles de droit ou qu’elle se situe en dehors du droit, sans pour autant être contraire à l’ordre public, le principe de justice sera respecté (22). On parlera d’ailleurs de justice « privée » puisqu’elle se réalise en dehors des tribunaux. Se manifeste donc une large marge de manœuvre pour remédier au différend opposant les parties, chacune pouvant tenir compte de ses besoins, que ceux-ci soient d’ordre « économique, relationnel, émotif, politique, psychologique [ou] social » (23). Alors, c’est cette liberté, voire cette volonté de laisser les sujets s’autodéterminer quant à la résolution de leurs différends en fonction que leur vision de la justice, de leurs valeurs et intérêts, qui manifeste la pertinence de philosophie juridique qu’est la justice participative à l’ère postmoderne.

Sources et notes

(1) Jean-François ROBERGE, La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 12.

(2) Id., p. 12.

(3) Julien PELLETIER-DAVID, « Le citoyen en mal d’accès à la justice », dans Pierre-Claude LAFOND, Régler autrement les différends, 2e éd., Montréal, LexisNexis Canada inc., 2015, p. 52-53.

(4) Code de procédure civile, RLRQ c. C-25.01 (ci-après « C.p.c. »).

(5)  François ROCHON, « Notes pour une archéologie du postmodernisme », dans Horizons philosophiques, 5 (1), p. 56 à 73, p. 56.

(6) Gary B. MADISON, « Visages de la postmodernité », dans Études littéraires, 27 (1), 1994, p. 113-137, p. 114-115.

(7) J. PELLETIER-DAVID, supra, note 3, p. 53.

(8) Pauline MAISANI et Florence WIENER, « Réflexions autour de la conception post-moderne du droit », dans Droit et société, n°27, Production de la norme juridique, 1994, p. 443-464, p. 441.

(9) Jean-François LYOTARD, La condition post-moderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979, cité par P. MAISANI et F. WIENER, supra, note 8, p. 447.

(10) G. B. MADISON, supra, note 6, p. 121.

(11) Id., p. 118.

(12) Id., p. 134.

(13) Id., p. 134.

(14) C.p.c., préambule.

(15) Les coûts des services juridiques, la désaffection significative des tribunaux, l’absence d’éducation juridique de base, le sous-financement du système de justice en sont des causes. Voir J. PELLETIER-DAVID, supra, note 3, p. 45.

(16) P. MAISANI et F. WIENER, supra, note 8, p. 44.

(17) Sylvette GUILLEMARD et Séverine MENÉTREY, Comprendre la procédure civile québécoise, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2017, p. 25.

(18) C.p.c., art. 2, al. 1.

(19) Louis MARQUIS, Droit de la prévention et du règlement des différends (PRD). Principes et fondements: une analyse dans la perspective du nouveau Code de procédure civile du Québec, Sherbrooke, Éditions Revue de droit de l’Université Sherbrooke, 2015, p. 26.

(20) Id., p. 183.

(21) C.p.c., art. 2, al. 2.

(22) L. MARQUIS, supra, note 20, p. 189.

(23) Marie-Claire BELLEAU, « Les modes de prévention et de règlement des différends pour les PME », dans Charlaine BOUCHARD (dir.), Droit des PME, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 547.