Kant et la responsabilité civile
Par Shawn Foster
CHRONIQUE | Un concept que nous retrouvons autant dans la responsabilité civile extracontractuelle que chez le philosophe Emmanuel Kant, dans son ouvrage portant sur la moralité, Critique de la raison pratique (1), est celui du devoir. Ce dernier a une définition différente dans les deux contextes. Nous examinerons alors les convergences ainsi que les divergences entre la pensée du philosophe et ce que nous dicte la loi concernant la responsabilité. Considérant que Kant est le précurseur de la déontologie – mot dérivé du grec signifiant obligation, devoir –, une telle analyse s’avère pertinente puisqu’elle met en lumière les fondements éthiques en ce qui a trait à nos obligations envers autrui. En effet, le déontologisme est une théorie éthique ayant pour but de juger les actions posées eu égard à leur conformité au devoir moral.
Devoir
Selon le dictionnaire Larousse (2), le devoir se définit comme étant le fait d’« [ê]tre tenu, obligé, de faire quelque chose pour quelqu'un ». Cependant, le Dictionnaire de droit privé ajoute qu’il s’agit de « ce qu’une personne doit faire ou s’abstenir de faire » (3). Chez Kant, « le concept du ‘‘devoir’’ est compris dans celui de ‘‘bonne volonté’’ » (4). En ce sens, étant donné que nous sommes des homos rationalis, nous pouvons établir une distinction entre nos desiderata et ce que nous avons « le sentiment de devoir faire » (5). Le devoir est donc le sacrifice réalisé par suite d’une contrainte morale, laquelle se manifeste à nous a priori, à savoir par l’impératif catégorique. Ce dernier est « une règle qui est désignée par un devoir exprimant la contrainte objective qui impose l’action » (6). Tant dans la loi qu’auprès de chez Kant, le devoir incombe à la personne dotée de raison. Bien que chez le philosophe, tous les humains sont dotés de la raison, des critériums s’occupent, en droit, de définir ce que représente une personne jugée raisonnable.
De surcroît, s’il est juste de dire que, selon la loi, un « devoir de sécurité s’apprécie [...] en fonction d’un contexte particulier dans lequel survient un événement » (7), aux yeux de Kant, le devoir est inconditionné et apodictique. Effectivement, la formulation de la règle morale qu’il édicte le stipule : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle » (8). Ainsi, alors qu’en droit, la « détermination de ce qui constitue un manquement à [un] devoir est laissée à l’appréciation des tribunaux » (9), Kant soumettrait plutôt l’action posée à la règle morale pour en déterminer la validité, car celle-ci provient directement de l’entendement pur, affirme-t-il dans son ouvrage.
Intention
« [I]l n’est nullement nécessaire que le préjudice causé à autrui l’ait été de façon intentionnelle ou que l’auteur du préjudice ait été de mauvaise foi [...]. Ainsi, la personne qui agit de bonne foi mais de façon négligente pourra être tenue responsable du préjudice causé » (10). Tandis que dans la philosophie morale de Kant, la moralité réside dans les intentions, nous constatons qu’il y a une opposition entre le droit et la philosophie kantienne. En effet, chez Kant, « quand bien même l’action qui en dérive serait conforme à la loi [morale] » (11), l’action requiert l’intention pour avoir une validité morale. Ainsi se distingue celui qui agit conformément au devoir et celui qui agit par devoir. De même, les conséquences dérivant d’une action posée par devoir ne peuvent lui nier sa validité. C’est-à-dire que, contrairement à ce que propose la loi, seule l’intention avec laquelle je commets un acte peut être l’objet d’un jugement.
En prime, le droit nous indique que « [l]a violation d’un devoir moral n’a pas [l’]effet [d’engendrer la responsabilité civile] » (12). Par contre, « si une personne est témoin d’un arrêt cardiaque subi par une autre personne et n’apporte aucun secours à cette personne, elle pourra être recherchée pour responsabilité civile » (13). Ainsi le droit actuel dissocie-t-il devoir moral et responsabilité civile. Voilà qui, d’un point de vue kantien, mérite une objection. Effectivement, selon la pensée de Kant, porter secours à une personne dans le besoin constitue un devoir, une obligation morale d’agir. Si « la morale ne porte pas sur ce qui est, mais bien sur ce qui doit être » (14), on remarque que d’agir selon la loi morale universelle de Kant devrait être étroitement lié au concept de responsabilité civile. Toutefois, une nuance doit à nouveau être apportée, celle-ci étant qu’on « ne peut pas dire aux personnes ce qu’elles devraient faire, car [on] ne respecterait pas leur volonté » (15) – cette dernière étant le facteur déterminant de l’action morale.
Quelle serait alors la bonne manière de procéder? Comment indiquer aux individus d’agir de façon à respecter la loi morale que leur dicte leur raison? Non seulement ceci permettrait-il d’atteindre le « ce qui doit être », mais également l’action attendue d’une personne jugée raisonnable, favorisant par extension la cohésion sociale.
Favoriser les résultats positifs ?
Éducaloi nous informe que d’intercéder pour une personne dans une situation dangereuse constitue une obligation « en raison des conséquences dramatiques qui peuvent en découler » (16). Chez Kant, poser une action à titre d’obligation en vue de quelque chose ne constitue point un impératif catégorique, mais plutôt un impératif hypothétique, c’est-à-dire qui est conditionné dans le but d’un effet désiré. Ainsi, un tel impératif ne constitue-t-il pas une loi, contrairement à ce qu’il en est aujourd’hui, mais plutôt une précepte pratique. L’action dans laquelle réside la moralité doit être posée pour elle-même, nous dit Kant, donc « indépendante de conditions pathologiques (17) et par suite attachées de façon contingente à la volonté » (18).
En examinant l’approche kantienne, on en vient à s’interroger quant à notre préférence par rapport aux individus suivant des règles par obligation ou bien parce qu’ils sont des êtres de raison, donc moraux. Nous nous demandons aussi : « comment pourrait-on, ultimement, favoriser cet épanouissement moral? » puisqu’il permettrait, selon ce que nous constatons dans la moralité kantienne, de remplacer certaines lois dictant les rapports entre les individus.
(1) Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Paris, Éditions Gallimard, 1985.
(2) Librairie Larousse, Petit Larousse illustré, Paris, Librairie Larousse, 1991, p. 321.
(3) Pierre DESCHAMPS, « Les conditions générales de la responsabilité civile du fait personnel », dans Collection de droit 2015-2016, École du Barreau du Québec, vol. 4, Responsabilité, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 18.
(4) Martin PROVENCHER, Petit cours d’éthique et politique, Montréal, Éditions Chenelière Éducation, p. 74.
(5) Id.
(6) E. KANT, supra, note 1, p. 38.
(7) P. DESCHAMPS, supra, note 3, p. 19.
(8) E. KANT, supra, note 1, p. 53.
(9) P. DESCHAMPS, supra, note 3, p. 19.
(10) Id., p. 24 à 25.
(11) E. KANT, supra, note 1, p. 58.
(12) P. DESCHAMPS, supra, note 3, p. 18.
(13) Id.
(14) M. PROVENCHER, supra, note 4, p. 75.
(15) Id.
(16) ÉDUCALOI, La responsabilité de la personne qui porte secours à quelqu’un, [En ligne], https://www.educaloi.qc.ca/capsules/la-responsabilite-de-la-personne-qui-porte-secours-quelquun.
(17) « Chez Kant, et dans plusieurs traductions françaises de Kant : qui appartient aux sentiments, et plus spécialement aux passions ». André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Éditions Presses Universitaires de France, 1972.
(18) E. KANT, supra, note 1, p. 39.