La liberté d’expression et la censure de ceux qui n’ont pas de voix
Par Florence Verreault, publié le 25 mai 2021
Crédit photo : Gemma Evans
ANALYSE | L’article 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés (1) protège la liberté d’expression. Il va sans dire que cette protection s’étend à une vaste diversité d’activités. La jurisprudence s’est prononcée à maintes reprises sur le champ d’application de cet article, mais un certain flou demeure quant à la délimitation exacte de ses contours. De surcroît, la liberté d’expression, consacrée comme valeur fondamentale de notre société, est la source de plusieurs confrontations, voire de conflits. Jusqu’où cette liberté doit-elle être protégée? Une telle question soulève bien sûr des considérations d’ordre moral et fait appel à nos convictions les plus solidement ancrées.
Depuis longtemps, les défenseur.se.s des droits des animaux se rendent sur des fermes industrielles et des abattoirs afin de pouvoir observer et documenter toutes les pratiques cruelles et les souffrances physiques et psychologiques auxquelles sont soumis les animaux qui s’y trouvent. Ce n’est que récemment, suivant l’exemple des États-Unis, que certaines provinces canadiennes ont commencé à légiférer afin d’interdire l’accès à ces établissements, empêchant ainsi la captation et la diffusion d’images relatives à l’agriculture industrielle.
Crédit photo : Artem Beliaikin
C’est ici que se dessine un lien assez surprenant entre l’article 2b) de la Charte canadienne et la défense des droits des animaux : est-ce que les lois qui prohibent certaines activités, comme le fait de se trouver sans permission sur une ferme industrielle ou un abattoir, d’y entrer en utilisant de faux motifs et de s’interposer dans le transport des animaux d’élevage, constituent une atteinte à la liberté d’expression?
À l’heure actuelle, deux provinces canadiennes ont adopté de telles lois, que l’on nomme lois « ag-gag » (2), soit l’Alberta et l’Ontario. En Alberta, l’effet le plus important de cette loi est d’interdire toute entrée non autorisée sur une propriété privée : le non-respect de cette prohibition constitue une infraction (3). Bien que cette loi ait été rapidement adoptée et qu’il soit difficile de connaître avec précision ce qui a motivé son adoption, il ressort des débats parlementaires que certaines discussions au sujet des défenseur.se.s des droits des animaux et des manifestations contre l’exploitation animale ont eu lieu dans les jours précédant la première lecture du projet de loi (4). En juin 2020, une autre loi a été adoptée par le Parlement albertain, interdisant cette fois l’obstruction volontaire, l’interruption ou l’interposition avec toute infrastructure essentielle, ce qui inclut les autoroutes et les opérations d’agriculture (5).
Du côté de l’Ontario, une loi « ag-gag » a été adoptée en juin 2020. Cette loi, intitulée An Act to protect Ontario’s farms and farm animals from trespassers and other forms of interference and to prevent contamination of Ontario’s food supply (6), crée des infractions et prévoit des amendes sévères pour toute entrée non autorisée ou sous de faux motifs dans une zone où des animaux d’élevage se trouvent. Cette loi interdit également tout geste visant à obstruer le transport d’animaux d’élevage. Avant l’adoption de cette loi, des défenseur.se.s des droits des animaux ainsi que des avocat.e.s œuvrant pour la défense des droits des animaux ont exprimé la crainte que les droits des activistes de s’exprimer ne soient brimés, alors que des représentants de l’industrie agricole ont témoigné leur support envers ce projet de loi.
En plus de l’Alberta et de l’Ontario, d’autres provinces canadiennes ont montré un certain intérêt à renforcer leurs lois « anti-trespass » dans le but de limiter les activités auxquelles peuvent s’adonner les défenseur.se.s des droits des animaux. C’est le cas de la Colombie-Britannique, du Manitoba et du Québec.
Une simple illustration des réalités de l’élevage industriel au Canada est utile afin de comprendre pourquoi le discours des défenseur.se.s des droits des animaux mérite une protection constitutionnelle. Il n’existe aucune loi fédérale portant directement sur les conditions d’élevage des animaux qui sont destinés à la consommation humaine. Il y a lieu de mentionner ici l’existence du Règlement sur la santé des animaux (7), qui contient des indications en ce qui a trait aux conditions selon lesquelles les animaux doivent être transportés à l’abattoir. Toutefois, ce règlement comporte de graves imprécisions : par exemple, rien de concret n’est prévu concernant la température et les conditions météorologiques sous lesquelles le transport des animaux d’élevage est permis.
Crédit photo : Laura Anderson
Le Code criminel prévoit certaines infractions relatives à la cruauté animale (8), mais le seuil requis pour l’application de ces dispositions n’est évidemment pas interprété de manière à s’appliquer aux pratiques industrielles jugées « standard ». Ainsi, plusieurs pratiques courantes en matière d’élevage industriel et qui impliquent de graves souffrances pour les animaux, comme la coupe de la queue, la castration, la coupe du bec et le confinement dans de minuscules espaces, ne sont pas considérées comme des infractions criminelles lorsqu’elles ont lieu dans le contexte de l’agriculture industrielle.
Au Canada, le pouvoir de légiférer sur les animaux est une compétence partagée, ce qui fait en sorte que chaque province détient ses propres lois encadrant la protection des animaux. Les détails diffèrent d’une province à l’autre, mais un élément reste le même à travers tout le pays : peu importe les protections provinciales existantes au bénéfice des animaux, une exemption, implicite ou explicite, est toujours prévue pour les pratiques agricoles. Certains codes de référence suggèrent des normes permettant de s’assurer du traitement « humain » des animaux, mais puisque ces codes ne sont pas contraignants, leurs effets potentiellement bénéfiques sont plus que moindres au regard des souffrances imposées aux animaux d’élevage.
Tel que mentionné précédemment, plusieurs États américains se sont dotés de lois « ag gag », mais il s’agit d’un phénomène en pleine croissance, qui ne touche pas uniquement notre continent. L’adoption de telles lois fait naître d’importantes considérations au regard de nos libertés constitutionnelles.
Dans l’arrêt Irwin Toy (9), la Cour suprême du Canada a établi un cadre d’analyse afin de démontrer l’existence d’une restriction à l’article 2b) de la Charte canadienne. Lorsque le but de cette limite est d’empêcher l’expression d’un message particulier, correspondant ainsi à une restriction fondée sur le contenu, cela constitue une preuve prima facie de restriction de la liberté d’expression, et il revient ensuite au ministère public de justifier cette limite. La législation « ag-gag » canadienne constitue donc une restriction prima facie à la liberté d’expression, puisqu’elle est fondée sur le contenu du message. L’industrie agricole tente en effet de faire taire les militant.e.s pour les droits des animaux afin que ces dernier.e.s ne puissent pas dénoncer la violence subie par les animaux d’élevage.
Crédit Photo : Jorge Maya
Même sans se livrer à une analyse approfondie, il semble évident que le discours des défenseur.se.s des droits des animaux remplit tous les objectifs sous-jacents de l’article 2b) de la Charte canadienne et doit bénéficier de la protection constitutionnelle la plus solide qui soit. Non seulement ces militant.e.s manifestent de manière pacifique, mais le cœur de leur message s’inscrit dans la recherche de la vérité. Les citoyen.ne.s canadien.ne.s doivent avoir accès à toutes les informations nécessaires afin d’être en mesure de faire des choix de consommation éclairés et critiques, tant du point de vue de l’autonomie personnelle que de celui de l’épanouissement individuel. Les réalités de l’élevage industriel doivent pouvoir être révélées sans aucune forme d’obstruction ni de censure, non seulement en raison du droit de la population d’être informée, mais également en raison des questions éthiques importantes soulevées par la consommation de viande et de produits animaux. Les considérations entourant le bien-être animal et les conditions de traitement des animaux d’élevage ne devraient pas non plus être réservées à la sphère privée, puisque ces enjeux sont d’intérêt public. La dénonciation des souffrances intolérables vécues par les animaux d’élevage est un acte politique, qui vise à contrer une forme d’oppression, le spécisme (10).
Si on s’éloigne un peu du domaine juridique et qu’on pousse la réflexion encore plus loin, n’y a-t-il pas quelque chose d’intrinsèquement cruel dans le fait de vouloir masquer à tout prix les souffrances indicibles et la torture banalisée que vivent quotidiennement les animaux d’élevage? Pourquoi veut-on forcer coûte que coûte le silence de celles et ceux qui militent pour les droits de ces êtres sans voix?
Notes
(1) Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.) (ci-après « Charte canadienne »).
(2) LAZARE, J., « Ag-Gag Laws, Animal Rights Activism, and the Constitution: What Is Protected Speech? », (2020) 58-1 Alberta Law Review 83-106 (3) Trespass Statues (Protecting Law-Abiding Property Owners) Amendment Act, SA 2019, c. 23, art. 3(2).
(4) Alberta, Assemblée législative, Journal des débats, 30-1 (19 novembre 2019), à partir de la p. 2336.
(5) Critical Infrastructure Defence Act, SA 2020, c. C-32.7, art. 1 à 3.
(6) An Act to protect Ontario’s farms and farm animals from trespassers and other forms of interference and to prevent contamination of Ontario’s food supply, SO 2020, c. 9.
(7) Règlement sur la santé des animaux, CRC, c. 296, adopté sous la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c. 21.
(8) Code criminel, LRC 1985, c. C-46, art. 445.1 et suivants.
(9) Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.
(10) Ici, le spécisme est entendu comme une forme de discrimination, comparable à toutes les autres formes de discrimination, comme le racisme ou le sexisme, qui repose sur la prémisse suivante : les humains sont supérieurs aux animaux non-humains. Cette forme d’oppression se rapproche du carnisme, qui est l’idéologie selon laquelle l’infériorité des animaux non-humains justifie leur exploitation ainsi que leur consommation.