La liberté d’expression sans filtre
Par Claire Menvrès
RÉFLEXION | Tel que l’explique si bien John Stuart Mill dans son livre De la liberté, une société en santé se doit de laisser exprimer librement ses citoyens. Il faut donc que tous les discours doivent être entendus afin de pouvoir décortiquer le vrai du faux. L’écrivain Normand Baillargeon explique bien ce principe en affirmant que se battre pour la liberté d’expression, c’est se battre pour entendre des choses qui nous déplaisent, voire qui nous répugnent. Il ajoute que la liberté d’expression des idées que l’on aime, c’est la liberté d’expression de Staline (1). C’est pourquoi la liberté d’expression jouit d’une protection constitutionnelle au Canada. Le Québec a même intégré ce droit dans sa Charte des droits et libertés de la personne. Or, vu l’importance de ce droit dans notre société, il peut sembler étrange que Mike Ward ait perdu à deux reprises sa cause contre Jérémy Gabriel (représenté par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse).
Pour bien comprendre l’essence de sa double défaite, il faut d’abord se rappeler qu’aucun droit, peu importe son importance, n’est illimité. En l’espèce, la liberté d’expression possède deux limites : la violence et le lieu. Ainsi, nos actions ne rentrent tout simplement pas sous le couvert de la liberté d’expression si l’on tente de s’exprimer par la violence ou dans un lieu impropre à la liberté d’expression.
Considérant ces deux limites, il est important de bien tracer la frontière entre ce qui choque ou répugne et ce qui est violent : il faut éclairer la maxime qui veut que la liberté des uns finit là où la liberté des autres commence. En effet, dans une société, on doit pouvoir s’exprimer sans avoir peur que des désaccords profonds viennent museler les personnes.
Dans le cas de Ward c. Gabriel (2), tous connaissent l’extrait de son spectacle Intouchable qui a fait le tour du web par une série de commentaires sévères. On peut alors affirmer que ce sont des commentaires qui choquent ou répugnent, mais est-ce qu’ils consistent en de la violence selon la Charte québécoise? La réponse à cette question est probablement négative. En effet, Ward a simplement exprimé des commentaires, certes très dur, à l’égard de Gabriel, mais ils étaient prononcés dans un contexte humoristique et une société devrait être en mesure de supporter cela dans une société libre et démocratique comme la nôtre.
La limite de l’acceptable
Je partageais d’ailleurs cet avis, du moins jusqu’au jour où j’ai décidé de lire le jugement du Tribunal des droits de la personne. J’ai alors compris que ces blagues, Ward les faisait depuis quelques années avant la poursuite. En fait, Ward a réalisé plusieurs capsules web qui avaient pour cible Gabriel et sa mère en plus des représentations de son spectacle qui se sont déroulées sur trois années. Si Gabriel a tenté de passer à travers en croyant que ces blagues allaient cesser d’elles-mêmes, la répétition de ces blagues durant son adolescence s’est rendue au stade de l’inacceptable.
La définition de harcèlement selon le Larousse est la suivante : «Soumettre quelqu’un, un groupe à d’incessantes petites attaques» (3) [mon emphase]. On discerne donc deux aspects au harcèlement, une personne ou un groupe précis et des attaques répétées. Je comprends donc que le comportement de Mike Ward constitue, en quelque sorte, du harcèlement. Il a fait des attaques dirigées à l’égard de Jérémy Gabriel et de sa mère. Ces attaques ont été répétées sur différentes plateformes durant plusieurs années.
Une forme de violence
D’autre part, il me semble clair que le harcèlement constitue certainement une forme de violence. Ainsi, selon moi, le comportement de Ward n’est pas couvert par la liberté d’expression. En fait, si on donne raison à Ward, est-ce qu’on est en train d’accorder au harcèlement une protection constitutionnelle ou quasi constitutionnelle? Cette dernière question (rhétorique), ainsi formulée, est, je l’accorde, franchement douteuse et constitue certainement un sophisme. Cependant, on comprend que la liberté d’expression n’est pas illimitée.
Sans faire référence à cette vision du harcèlement, les juges admettent que Ward est allé trop loin et s’est privé de la défense de liberté d’expression en portant atteinte au droit à la dignité de Gabriel. Cependant, Ward va porter la décision devant la Cour suprême du Canada. Toutefois, le débat ne concerne plus la liberté d’expression au sens large, tel que je viens de l’expliquer (4). À ce niveau, tout semble indiquer qu’il est allé trop loin.
Le débat devrait porter sur le problème que la Cour d’appel refuse de reconnaître, soit l’importance particulière du contexte humoristique comme étant au coeur de la liberté d’expression (5). C’est d’ailleurs le problème que souligne le professeur Lampron dans un article publié dans droit-inc.com :
«Avec égard pour l’opinion exprimée par les juges majoritaires dans l’arrêt Ward, il y a une marge très importante entre le refus de mettre en place un régime particulier qui s’applique aux litiges impliquant l’expression artistique et la non-reconnaissance de la très grande proximité de cette même forme d’expression avec les valeurs qui constituent le cœur de la liberté d’expression.» (6)
La place de la diffamation
Il serait peut-être également plus profitable pour Ward de débattre en Cour suprême de la place des poursuites en diffamation sous le couvert de la discrimination devant un tribunal tel que celui des droits de la personne (7). Une poursuite en diffamation est de la compétence de la Cour supérieure et n’est pas l’expertise du tribunal des droits de la personne. Tel que l’explique dans sa dissidence la juge Savard, le juge de première instance semble avoir eu de la difficulté :
«bien que le juge souligne à différentes reprises l’importance de ne pas confondre la diffamation et la discrimination, son analyse, avec égards, ne permet pas toujours de faire les distinctions qui s’imposent.» (8)
Ainsi, il est curieux de voir Ward crier haut et fort sur la scène lors du Gala des Oliviers qu’il va porter la décision en appel au nom de la liberté d’expression. Il devrait peut-être appeler ses avocats pour s’assurer de bien comprendre le fondement de l’appel qui va plutôt viser à faire reconnaître le contexte dans lequel Ward tient ses propos (9). Il ajoute ensuite que jamais il ne va payer Gabriel, qu’il préfère faire de la prison. Or, la justice va sans doute lui rappeler que nous vivons dans un État où la notion de primauté du droit prévaut sur le reste.
Faire autrement
Gabriel n’est toutefois pas sans reproche. Je considère qu’il aurait pu commencer autrement que par une poursuite. Une mise en demeure aurait peut-être suffi à faire cesser les blagues de Ward. C’est d’ailleurs ce que les autres cibles de Ward ont fait avec succès. Cependant, je ne suis pas dans la tête de Gabriel, je ne connais donc pas la raison pour laquelle il a commencé par la poursuite avec la Commission et je ne connais également pas le préjudice qu’il a subi.
Ainsi, les seuls éléments de preuve que je peux me mettre sous la dent nous montrent que Ward a commis, en mon sens, du harcèlement. Il a donc causé un préjudice à Gabriel et vu la nature de la faute, Ward ne jouit pas de la défense de liberté d’expression.
Vous pourriez me dire que d’autres personnes, publiques ou non, ont subi du harcèlement semblable à ce qu’a vécu Gabriel et que ces premiers n’ont fait de poursuite à personne. Encore une fois, je ne suis pas dans une autre tête que la mienne. Il appartient à celui qui a un droit de l’exercer ou non. Poursuivre une personne est un choix discrétionnaire.
La faute du jeu
En bref, malgré l’importance du droit à la liberté d’expression, le comportement de Ward se caractérise selon moi par le harcèlement, ce qui l’empêche de jouir de cette protection. Peu importe les motivations de Gabriel, il ne fait qu’exercer un droit que lui procure le système. Si on n’est pas d’accord avec le fait que Gabriel peut intenter ce type de poursuite, il faut attaquer le jeu, pas le joueur.
Cher lecteur, je ne peux pas donner de conseil juridique puisque je ne suis pas (encore) avocat, mais je peux vous inviter à la prudence. Si vous voulez éviter une situation comme celle de Ward, vous pouvez appliquer les trois filtres que Socrate a mis de l’avant il y a bien longtemps. Il faut se demander si ce que l’on essaye de dire est vrai, si c’est bien ou si c’est utile. Si on répond non aux trois dernières questions, on devrait s’abstenir d’en faire part. Au lieu de payer très cher pour des avocats afin d’aller en Cour suprême, ne serait-il pas plus profitable pour Ward de se procurer cette excellente édition du Verdict? À vous d’en juger.
Sources et notes
(1) https ://www.youtube.com/watch? v=a3I632Rb96g
(2) Ward c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Gabriel et autres), 2019 QCCA 2042
(3) https ://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/harceler/39 062
(4) https ://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/201 911/28/01-5 251 602-affaire-jeremy-gabriel-mike-ward-sen-va-en-cour-supreme.php
(5) Préc., note 2, p. 188-189
(6) https ://www.droit-inc.com/article25 883-Ward-c-Gabriel-un-arret-qui-doit-etre-corrige
(7) Cet aspect est également traité par le professeur Lampron dans le même article.
(8) Préc., note 2, par. 70
(9) https ://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/201 911/28/01-5 251 602-affaire-jeremy-gabriel-mike-ward-sen-va-en-cour-supreme.php