L’affront
Par Samuel Z. Castonguay, publié le 18 juin 2021
ANALYSE | Le Canada est le deuxième plus grand producteur d’uranium, derrière le Kazakhstan. De cette production, qui correspond à treize pour cent des 53,7 kilotonnes produites mondialement en 2019, soixante-quinze pour cent est exporté afin d’alimenter les réacteurs nucléaires d’une myriade de pays du globe. Pour certains, le rôle clé que joue le Canada dans l’exportation du principal combustible nucléaire s’accompagne d’une importante responsabilité dans la gestion des déchets radioactifs qui émanent des centrales des États importateurs. L’ex-premier ministre canadien Jean Chrétien est l’un de ceux-là.
Une série de courriels obtenus par les journalistes d’Enquête, à Radio-Canada, a révélé l’existence d’un projet d’enfouissement de déchets radioactifs étrangers, en provenance notamment du Japon, dans le sol graniteux du Labrador.
Ce plan secret rassemble une poignée d’hommes d’affaires et d’avocats. Nommément, messieurs Tim Frazier, ancien du Department of Energy américain, Albert Barbusci, homme d’affaires montréalais, Hisafumi Koga, président d’une grande firme de relations publiques japonaise, et Takuya Hattori, ancien haut dirigeant de TEPCO, la multinationale exploitant la centrale de Fukushima Daiichi, où est survenue la catastrophe nucléaire de mars 2011, se joignent à l’ancien premier ministre Chrétien pour compléter la liste exclusive des gens puissants manigançant dans l’ombre.
Une aristocratie radioactive
De prime abord, le recours à un tel site de dépôt des déchets est légitime. La Finlande et la Suède en disposent déjà, et la Société de gestion des déchets nucléaires (SGDN) du Canada étudie présentement l’opportunité d’en construire un en Ontario. C’est en outre une méthode de gestion obligatoire prévue à l’article 12 (2) de la Loi sur les déchets de combustible nucléaire.
Le plan actuel, appelé Gestion adaptative progressive, vise un confinement et une isolation du combustible irradié dans un dépôt géologique en profondeur ainsi qu’un long processus de sélection des sites d’enfouissement impliquant « des hôtes informés et consentants pour accueillir le projet ». En vertu de l’article 6 de la Loi sur les déchets de combustible nucléaire, c’est à la SGDN qu’incombe la responsabilité de concevoir et d’appliquer la proposition de gestion du combustible irradié retenue.
Le plan auquel participe activement Jean Chrétien comporte deux particularités. D’une part, il suppose l’importation de déchets radioactifs étrangers au Canada afin de procéder sur le territoire à leur entreposage sécuritaire. D’autre part, les tractations sont discrètes, voire secrètes, et dévoilent la prégnance de quelques gros intérêts privés dans un projet éminemment d’intérêt public.
Cette manière de procéder en catimini éveille les soupçons. Certes, le premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador, Andrew Furey, prétend avoir été informé des balbutiements du projet par M. Chrétien et s’y être opposé. Mais le gouvernement du Nunatsiavut, le gouvernement autonome représentant les Inuits du Labrador, soutient ne pas être avoir été consulté ni même mis au fait des négociations par les gouvernements provincial et fédéral, conformément à l’obligation constitutionnelle s’exhalant de la Loi sur l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador.
Qu’en est-il du gouvernement fédéral de Justin Trudeau? Jean Chrétien fait-il du lobbying auprès du fils de celui qui fut autrefois son mentor? Le principal intéressé, maintenant avocat-conseil chez Dentons, a véhément démenti cette accusation lorsque confronté par la journaliste Marie-Maude Denis sur le sujet, mais ce questionnement demeure à plusieurs égards irrésolu malgré les négations de M. Chrétien.
Une réflexion commune s’impose
Il demeure pertinent de réfléchir au rôle de ces intérêts privés dans la gestion des déchets radioactifs. Comment est-il possible qu’un ancien homme politique, signant de surcroît ses communications avec ses partenaires à titre de « vingtième premier ministre du Canada », travaille dans les coulisses avec des hauts dirigeants du secteur privé à la réalisation d’un projet d’une grande ampleur et ayant des impacts considérables sur l’environnement et la sécurité nationale? Ce projet ne devrait-il pas être mené par l’État et son dirigeant actuel?
Pour le journaliste Martin Francoeur, « [c]e sont les gouvernements qui doivent porter de tels dossiers, notamment pour s’assurer d’un minimum de transparence auprès des populations concernées. »
Au Canada, ce ne sont pas des avocats et des hommes d’affaires du secteur privé qui doivent s’en charger, mais bien un organisme constitué et mandaté par le fédéral.
Il devient dès lors assez ardu d’expliquer les révélations d’Enquête.
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Il reste à voir quels seront les contrecoups du dévoilement au grand jour des velléités de Jean Chrétien et des autres hommes d’affaires. D’aucuns oseront espérer que l’étape charnière de la consultation ne sera pas occultée par l’appât du gain.
Sources
DENIS, M.-M., J. TASCHEREAU et D. TREMBLAY, « Jean Chrétien au cœur d’un projet secret pour enfouir des déchets radioactifs étrangers », Radio-Canada, 1 avril 2021, https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/2274/jean-chretien--secret-dechets-radioactifs-labrador (3 avril 2021)
FRANCOEUR, M., « La politique silencieuse », Le Nouvelliste, 3 avril 2021, https://www.lenouvelliste.ca/opinions/editorial/la-politique-silencieuse-0a9a1c5ccd3a1f372eba08050adaf8a1 (3 avril 2021)
Loi sur l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Labrador, LC 2005, c. 27
Loi sur les déchets de combustible nucléaire, LC 2002, c. 23
NUNATSIAVUT GOVERNMENT, Secretive plans to store nuclear waste in Labrador, Nain, April 1, 2021, [En ligne], https://www.nunatsiavut.com/wp-content/uploads/2021/04/STATEMENT-Secretive-plans-to-store-nuclear-waste-in-Labrador.pdf (3 avril 2021)
GOUVERNEMENT DU CANADA, Faits sur l’uranium et l’énergie nucléaire, [En ligne], https://www.rncan.gc.ca/science-et-donnees/donnees-et-analyse/donnees-et-analyse-energetiques/faits-saillants-lenergie/faits-luranium-lenergie-nucleaire/20081 (3 avril 2021)
SOCIÉTÉ DE GESTION DES DÉCHETS NUCLÉAIRES, Qui sommes-nous, [En ligne], https://www.nwmo.ca/fr/ABOUT-US/Who-We-Are (5 avril 2021)