Le malheur d’une épaule
Par Kassandra Rousseau
OPINION | 210 minutes. C’est le temps qu’il m’a fallu pour trouver une jupe politiquement acceptable pour une visite à la Cour du Québec. Stress. 180 minutes. C’est le temps durant lequel j’ai présenté bénévolement une conférence sur les normes du travail. Fierté. Deux minutes. C’est le temps pour lire un courriel qui critiquait mon manque de professionnalisme en raison de mon habillement à cette même conférence. Déception.
C’était une journée d’hiver. Je cherchais désespérément une jupe dans tous les magasins, en éliminant toutes celles trop courtes, trop excentriques ou trop colorées. Quand je trouvais finalement une jupe sobre, je devais toujours l’essayer pour vérifier que la longueur était au minimum à 3 pouces en haut des genoux en position assise. J’ai fait cette mascarade dans presque tous les commerces de Place Sainte-Foy. En fait, il serait peu exagéré d’affirmer que je prends énormément de temps et d’énergie au quotidien à assembler parfaitement le pantalon ni trop actuel, ni trop négligé à la chemise ni trop originale, ni trop décolletée. La garde-robe se doit assurément d’être excessivement diversifiée pour couvrir tous les évènements prévus par le droit : cocktail, conférence, visite de cabinets, entrevue…Toutes des opportunités merveilleuses et enrichissantes qui peuvent virer au cauchemar si on ne respecte pas un code vestimentaire désuet entretenu par le droit même. Je me souviendrais toujours de la douleur aiguë que j’ai ressentie après une soirée de plus de 6h en talons hauts, ces souffre-douleur pour femme qui n’ont pas encore trouvé leur égal au niveau professionnel, pour le malheur de mes pieds.
Quelques semaines plus tard, lors d’une conférence sur les normes du travail que j’animais bénévolement, on m’a souligné mon manque de professionnalisme par l’apparition malheureuse de mes épaules. Je plaide coupable. En effet, je portais la même jupe qu’à ma visite de la Cour du Québec, un chandail rayé qui ne couvrait pas totalement mes épaules ainsi qu’un veston. Pendant la rencontre, le climat m’a poussé à retirer ledit veston, découvrant ainsi mes épaules au grand jour. On ne se souviendra pas de mon sourire, de ma joie de vivre, de l’information que j’ai transmise ou encore des trois heures passées bénévolement à donner la conférence, mais on se souviendra malheureusement, mais certainement, de cette pauvre épaule, saillante et victorieuse : symbole manifeste et infaillible de mon manque de professionnalisme et de ma pudeur. Ni mon ventre, ni mes seins, ni mes cuisses n’auront traumatisé aucune âme ce jour-là, seulement mes épaules dénudées.
Un peu choquée et déçue de moi-même, je me suis effectivement remise en question sur mon professionnalisme et mes choix d’habillements. Je dépense pourtant tellement d’argent, de temps et d’énergie tous les jours à tenter de me vêtir convenablement pour mon domaine d’études, je ne pouvais qu’en rester pantoise. Les personnes assistant à la conférence n’avaient pourtant pas semblé offusquées par la vision de mes épaules. Seuls des juristes y avaient vu l’affront suprême des mœurs même de l’accoutrement. Pourquoi alors ne pas se questionner et se remettre en question sur la perception d’un code vestimentaire rigoureux dans lequel seuls semblent être emprisonnés les gens de standing, des affaires et du droit.
Je tiens à d’abord préciser l’importance et le respect que je porte envers les codes vestimentaires en général. En effet, il me semble qu’il y ait une nécessité minimale de s’habiller convenablement lorsqu’on représente des personnes, dans l’optique où notre opinion doit être neutre. Cependant, je ne peux m’empêcher de me questionner à savoir si l’effort que les femmes font à couvrir toutes les parties socialement sexualisées de leurs corps est équivalent à celui d’un homme. Ne vous méprenez pas, je suis parfaitement consciente que les hommes peuvent également être victimes de commentaire sur leur habillement. À cet effet, je me souviendrais toujours de l’histoire du jeune avocat qui avait été brutalement refusé à la Cour puisqu’il portait un complet rosé au lieu d’un complet étant considéré « sobre ». Un brillant avocat, avec tout l’avenir devant lui, qui s’est vu complètement manquer de respect et qui s’est vu refuser d’être écouté par la couleur de son complet. Ce qui me dérange le plus de ce système, c’est qu’à la Cour comme à ma conférence, la valeur de votre professionnalisme et de votre argumentation seront conditionnés aux vêtements que vous portez, ce qui me semble absurde et déplacé en 2019. La valeur de votre être et de vos propos ne devrait JAMAIS être dévaluée sur la base de votre accoutrement, peu importe dans quel domaine vous travaillez.
L’unique jupe qui correspondait finalement à tous les critères déterminés m’a coûté le prix exorbitant de 80$. Pour une jeune étudiante laissée à elle-même, 80$ représente son moyen de transport pendant un mois complet et un minimum d’épicerie. Le coût social et financier pour être minimalement respecté en droit me semble astronomique.
Cet entretien constant de l’image professionnelle que l’on renvoie est une véritable source d’anxiété et de frustration, tant financièrement que socialement. La vague d’humanisme et d’ouverture qui touche notre société ne semble pas être tombée dans l’oreille des juristes, qui se devraient d’être pourtant actuels et représentatifs du milieu dans lequel ils évoluent.
Il y a très certainement un cheminement possible à concevoir dans la perception et la considération que l’on a des vêtements portés par la personne, surtout en considérant que la sexualisation de certaines parties du corps est subjective à la société dans laquelle une personne évolue. Revoir ce qui est pour nous professionnel ou non pour permettre une plus grande diversité et une plus grande liberté serait un mouvement rafraîchissant.
Le fait de porter deux fois la même robe ne devrait pas être une source de stress plus que le fait de dépenser notre argent pour s’en procurer à chaque évènement. Bien que je suis au courant que nos valeurs sont toutes différentes sur le sujet, tant les hommes que les femmes m’ont confirmé avoir beaucoup plus dépensé en vêtements que jamais depuis qu’ils sont dans le programme. Je comprends qu’un changement de garde-robe s’impose lorsqu’on devient des notaires ou des avocats, mais est-ce normal de sentir cette pression aussi tôt dans le baccalauréat? Est-ce normal de s’infliger certaines souffrances pour entretenir une image essentielle à notre futur? Et finalement, avec tous les beaux mouvements sur une consommation plus intelligente et écologiquement responsable, est-ce absurde d’être aussi exigeant?