Les étudiants en droit doivent repenser le travail

Par Kevin Garneau, publié le 20 février 2021

Crédit photo :@martenbjork

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OPINION | Les étudiants en droit doivent repenser le travail. Dans cette nécessaire réflexion, de grands pièges les guettent. D’abord, nous commençons la formation en droit avec des illusions quant aux débouchés professionnels tout en n’ayant souvent aucune connaissance des véritables conditions qui nous attendent sur le marché du travail [1].

Avant d’entrer sur le marché du travail, les idées préconçues sur le métier d’avocat sont fortes. Ensuite, nous suivons une formation qui nous fait intégrer des valeurs fondamentales de l’idéologie néolibérale (compétition, individualisation, mérite). Il va de soi que notre formation au baccalauréat conditionne les comportements que nous avons, les choix que nous faisons et nos perceptions concernant le travail et notre rapport au travail. Par exemple, rares sont les étudiants qui n'abandonnent pas liberté et spontanéité rapidement dès les premières semaines du parcours… pour peut-être ne plus les retrouver. Ensuite, la grande majorité des étudiants en droit font partie de ceux qui, actuellement, tirent avantage du modèle qui organise la société. Au premier cycle, le 2/3 des étudiants proviennent de familles bien plus aisées que la moyenne de la population [2]. Trop peu d’étudiants provenant de milieux modestes choisissent le droit ou ont la chance d’y accéder, d’où la nécessité de prendre un pas de recul en tant qu’étudiant, futur juriste et citoyen pour prendre conscience d’un aspect structurant de nos vies : le travail.

Pourquoi repenser le travail ? La désillusion du travailleur sans repère déchire et divise la société. Je crois que la désillusion est une source de colère. Un triste exemple ? Les manifestants qui ont pris d’assaut le Capitole le 6 janvier dernier.  La rupture de l’idéologie qui prétend que le succès repose sur nos seuls efforts individuels et que nous en sommes les seuls responsables est grave et inquiétante. Dépendant du marché du travail et des revenus pour assurer sa subsistance alors que la valeur du travail rémunéré tend à diminuer, le travailleur salarié se retrouve sans issue devant son avenir. À qui la faute ? Laisser la réponse entre les mains de politiciens démagogues ne fait qu’exacerber les tensions. De penser que cette logique et cette problématique sont spécifiques aux États-Unis est une erreur. C’est valable, ici, au Québec et c’est probablement valable pour le petit monde du droit.

Pourquoi y réfléchir et agir ? Le travail se pense. C’est un concept, une organisation de la société. Le travail a pris plusieurs formes au fil du temps. Au Moyen-Âge, le travail salarié n’existait pas et l’autosubsistance était la façon privilégiée pour subvenir à ses besoins. Aujourd’hui, il est devenu essentiel à la société capitaliste [3]. Il est même soumis à la financiarisation du capital. Le résultat est que nos existences individuelles sont intégrées aux structures et aux institutions de la finance (grâce à l’endettement, notamment) et que le travail rémunéré perd de la valeur. Le manque à gagner est remplacé par des prêts [4]. La quasi-totalité d’entre nous gagnerons un salaire qui ne représente pas la valeur de notre travail, mais il n’y a pas de problème, car on a accès au crédit facilement pour financer la vie que nous souhaitons avoir.  Alors, si le travail organise la société, il peut être réévalué, influencé et des décisions peuvent être prises, même sans tout changer drastiquement. En tant que futurs juristes, nous pouvons avoir un impact et prendre position dans ce nécessaire repositionnement du travail dans l’axe de l’organisation de la société.

Pourquoi est-il urgent de le repenser ? Globalement, le marché du travail est déréglé et amène ses tensions : externalisation des coûts qui ont des conséquences dévastatrices pour l’environnement, exploitation d’enfants dans des ateliers de misère là où on se soulage de ne pas voir la misère tout en continuant d’acheter nos produits qui sont le résultat d’exploitation inhumaine. Ces simples constats devraient nous amener à nous pencher et réfléchir le travail pour résoudre ces problèmes inacceptables.

De plus, le marché du travail accentue les inégalités. Il y a un déséquilibre injuste qui nuit à ceux qui portent notre société au bout de leurs bras sans avoir les ressources nécessaires. Des gens dont le travail a été historiquement sous-évalué pour des raisons de genre ou de race écopent. Certains métiers, notamment ceux historiquement associés aux femmes, évidemment, sont méprisés. Ils ne génèrent pas de valeur pondérable et directement monnayable [5].  Les enseignantes, les éducatrices à l’enfance, les préposées aux bénéficiaires, les infirmières ne peuvent pas aspirer à recevoir le salaire qu’elles méritent considérant que les emplois sont intégrés au marché. On peut ajouter à la liste des problèmes créateurs d’inégalités socio-économiques une série d’éléments problématiques : les emplois précaires, les emplois à temps partiel, les salaires stagnants et les nombreux secteurs qui reposent sur l’emploi au salaire minimum. Tout cela alors que les plus riches (on peut penser en premier lieu aux banques et aux plus grandes fortunes) sont ceux qui ont le plus de mesures qui les favorisent et qui leur permettent de bénéficier d’un marché qui permet un enrichissement sans regarder au-dessous d’eux.

Pour toutes ces raisons, il faut prendre le recul nécessaire par rapport à notre situation personnelle, repenser le travail et trouver des solutions. Un déséquilibre des pouvoirs se produit avec le rôle trop grand joué par la finance capitaliste. Provenant en très grande majorité de milieux aisés, nous nous faisons miroiter succès et réussite et nous intégrons les valeurs qui nous font croire que nous sommes les propres responsables de notre condition. Cependant, si on ouvre les horizons, le travail, tel qu’il est conçu, laisse poindre des crises sociales importantes. En tant qu’étudiant formé en droit, il faut nécessairement apporter les solutions pour refaçonner le marché du travail et le travail. Historiquement, la conception du travail a évolué et continue d’être en mouvance. Il va de soi que des étudiants qui prennent conscience du problème peuvent faire avancer l’enjeu. L’exploitation d’êtres humains et de la nature, en plus de tout obstacle à une réelle égalité sur le marché du travail, doit nous amener à agir.  Le principe « acheter c’est voter », l’émergence de plus d’entreprises sous la forme coopérative, l’augmentation du salaire minimum, le revenu minimal garanti, l’appui pour de meilleures conditions de travail pour plusieurs corps de métier sont toutes des solutions envisageables et des gestes concrets. Il faut commencer quelque part. 

Lectures qui ont permis d’aboutir à cette réflexion :

GAUDREAU, L. Le promoteur, la banque et le rentier, Montréal, Lux Éditeur,2020, 441 p.

LANCTÔT, A. « Se salir les mains » , Le Devoir, 6 novembre 2020, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/589220/se-salir-les-mains

LIVINGSTON, J. Fuck work! No More Work. Why Full Employment Is a Bad Idea, Flammarion, 2018, 224 p.

Perspectives:

American Factory (disponible sur Netflix): Ce documentaire, produit par les Obama, dresse un portrait fascinant des cultures de travail américaine et chinoise alors qu’une entreprise chinoise s’installe en Ohio aux États-Unis pour faire de la production manufacturière avec des employés américains.

Notes

[1]Isabelle DUCAS, « Trop d’avocats, pas assez de contrats», La Presse, 8 janvier 2021, https://plus.lapresse.ca/screens/b13caee2-9aa6-479b-ab7d-ca10abc921a8__7C__RS0d87xq5nBM.html

P.S. : Un article intéressant à lire pour avoir un envers de la médaille du début de carrière pour un avocat, qui date de 2016. À noter que les perspectives d’emploi semblent excellentes en termes de placement, mais que les données trouvées me laissent perplexe.

[2] Pierre NOREAU et Pierre-Olivier BONIN, « Faire droit… devenir juriste : Trajectoire des étudiants en faculté : une étude en contexte québécois », dans Lex Electronica, (2017), Vol. 22, p.177.

[3] Louis GAUDREAU, Le promoteur, la banque et le rentier, Montréal,Lux Éditeur,2020, 441 p.

[4] Louis GAUDREAU, Le promoteur, la banque et le rentier, Montréal,Lux Éditeur,2020, p. 186.

[5] Aurélie LANCTÔT. « Se salir les mains » , Le Devoir, 6 novembre 2020, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/589220/se-salir-les-mains