Les grands étudiants de la Faculté de droit

Par Paul-David Chouinard, publié le 20 février 2021

CHRONIQUE | « Les trois plus belles années de ma vie », s’exprime spontanément Jean Chrétien, lorsqu’on lui demande de décrire ses études à la Faculté de droit. Celui qui fut premier ministre du Canada de 1993 à 2003 était de passage à l’Université Laval pour prononcer une conférence au moment d’écrire ces lignes. Un passage pour le moins particulier, puisque la conférence s’est tenue entièrement à distance en cette fin d’année 2020. Les étudiants ont eu le plaisir de poser des questions à monsieur Chrétien. L’ancien premier ministre a agrémenté ses réponses de nombreuses anecdotes, avec le sens de l’humour et le franc-parler qu’on lui connaît. L’animation a été menée de main de maître par les professeurs Patrick Taillon et Richard Ouellet.

On ne pouvait trouver un meilleur événement pour introduire cette nouvelle chronique historique qui porte, le hasard fait bien les choses, sur les grands étudiants de la Faculté. Commençons tout de suite en parlant du parcours universitaire de Jean Chrétien, la plupart des faits étant tirés de la conférence et de ses mémoires publiés en 2018.

Jean Chrétien baigne dans la politique dès son plus jeune âge, son père nourrissant l’ambition d’en faire un futur politicien. Démontrant au départ un intérêt pour l’architecture, il choisit finalement de s’inscrire à la Faculté de droit, son père l’ayant averti qu’il n’aurait aucune chance de se faire élire en tant qu’architecte [1]. Le jeune Jean Chrétien amorce donc ses études en droit en 1955, la Faculté étant à l’époque située en plein cœur du vieux Québec. Cet environnement lui plait dès son arrivée, après huit ans passés au sein des collèges classiques. Il faut dire que la rigueur disciplinaire qui prévalait dans les collèges classiques offrait un contraste saisissant avec la grande liberté offerte dans les milieux universitaires [2].

Dès le début de ses études, Jean Chrétien s’implique auprès du Club libéral de Laval, dont il devient très tôt le président. Il s’engage également dans la campagne électorale provinciale de 1956, allant même jusqu’à prononcer des discours en faveur de candidats libéraux et à côtoyer les hautes instances du parti [3]. Lors de son entrée à la Faculté, il découvre avec surprise que les étudiants portant allégeance à l’Union nationale reçoivent gratuitement les statuts révisés du Québec, l’équivalent de recueils de lois. Étant quant à lui un militant de première date du parti libéral, il décide, avec l’un de ses confrères de l’époque, de solliciter un rendez-vous avec le premier ministre de l’époque et chef de l’Union nationale, Maurice Duplessis. Ce dernier accepte et passe une heure complète à débattre, non sans un brin d’humour, avec les jeunes étudiants sur les notions de droit et de privilège dans une société [4]. Au-delà du maigre gain obtenu – ils ne reçoivent finalement que deux recueils pour le prix d’un – cette histoire est très révélatrice de la force de caractère de l’homme politique en devenir. Ironiquement, c’est lors d’un bref entretien entre les étudiants de la Faculté et monsieur Chrétien avant le début de la conférence que l’auteur de ces lignes a appris l’existence de cette anecdote ; aucun recueil de lois n’étant en jeu cette fois-ci!

Outre Jean Chrétien, deux autres anciens premiers ministres canadiens ont foulé les salles de classe de la Faculté : Louis St-Laurent et Brian Mulroney. Louis St-Laurent a d’ailleurs occupé le poste de professeur à la Faculté dans les années 10, à une époque où l’enseignement du droit était assuré par des avocats-praticiens et des juges [5]. Ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard qu’il entame une carrière politique, après avoir connu une brillante carrière à titre d’avocat.

Brian Mulroney, quant à lui, faisait preuve d’un intérêt pour la chose politique dès le début de ses études en droit. En 1960, alors étudiant en première année, le jeune Brian agit à titre de conseiller du premier ministre du Canada John Diefenbaker [6]. Il se montre particulièrement loquace auprès de ses camarades de classe, ne manquant pas une occasion de leur relater la teneur de ses discussions politiques avec le chef du gouvernement canadien. Certains de ses collègues font montre d’un certain scepticisme et le mettent au défi d’inviter le chef d’État à la Faculté pour en avoir le cœur net. Quelle ne fut pas leur surprise de voir le premier ministre en personne prononcer un discours au beau milieu d’un cours de droit ! Cette anecdote témoigne de la grande détermination et de l’ambition sans bornes de Brian Mulroney. D’aucuns y auraient vu les signes avant-coureurs d’une riche et longue carrière. On ne saurait leur donner tort sur ce point.

Brian Mulroney acquiert une influence grandissante au sein du parti progressiste-conservateur dirigé par Diefenbaker, notamment grâce à l’organisation d’un Congrès national sur l’avenir du Canada avec deux de ses collègues. Ses amis de l’époque affirment même qu’il était impliqué dans le processus de nomination des juges fédéraux : le ministre de la Justice de l’époque « l’appelait pour dire “Brian, qu’est-ce que tu penses de ce monsieur-là ?” Et Brian dit : “Non, non, je préfère l’autre…” C’est vraiment bizarre, un étudiant en droit de première ou deuxième année qui nomme les juges au Québec ! » [7].

Alors que Brian Mulroney se démarque déjà par son implication politique, un autre étudiant de la même promotion œuvre à titre de directeur du Carabin, le journal des étudiants de l’Université Laval de l’époque. Il s’agit de Lucien Bouchard, futur premier ministre du Québec. De l’avis d’étudiants ayant côtoyé les deux individus lors de leurs études en droit, « Lucien était le gars populaire de la Faculté » [8]. Ses collègues reconnaissent déjà en lui un intellectuel ayant un intérêt marqué pour la littérature et les questions internationales. Les textes qu’il publie dans le journal étudiant témoignent de son amour des mots. À l’occasion, il délaisse la langue de Molière pour celle de Shakespeare le temps d’un article. Le nationalisme québécois est mis à l’honneur dans plusieurs de ses écrits, preuve de son attachement à cette cause qu’il soutiendra tout au long de sa vie.

Dans une entrevue accordée au Verdict en 2005, Lucien Bouchard n’hésite pas à qualifier Le Carabin de « journal engagé ». Les étudiants qui y collaborent avaient assurément le courage de leurs convictions. À ce sujet, nous nous permettons de reprendre les mots de l’ancien premier ministre : « les autorités universitaires nous ont bâillonnés deux fois et pas pour rien […]. Quand ils n’aimaient pas, ils fermaient le journal, ou même, ils congédiaient les étudiants. Il y en a deux qui ont été expulsés pour avoir écrit quelque chose que les prêtres du séminaire n’avaient pas aimé [9]. »

En plus d’anciens politiciens, la Faculté de droit de l’Université Laval peut se targuer d’avoir formé plusieurs grands noms du monde juridique québécois. Pas moins de onze diplômés ont siégé au sein du plus haut tribunal du pays. Parmi ceux-ci, on compte notamment la juge Claire L’Heureux-Dubé qui, lors de son entrée à la Faculté en 1948, était l’une des rares femmes québécoises ayant décidé de poursuivre des études en droit. Il faut dire qu’à l’époque, le milieu juridique se montrait très réfractaire à l’admission des femmes à la profession d’avocat, le Québec étant la dernière province à lever l’interdiction d’accès au Barreau en 1941.

Jeanne d’Arc Lemay, première femme diplômée de la Faculté en 1946, qui accèdera elle aussi à la magistrature, a pavé la voie à plusieurs grandes avocates. Au cours de ses études, elle ressent le besoin de faire sa place dans un milieu presque exclusivement masculin. Elle signe ainsi un article sur « le droit moderne et la femme » dans le journal Le Carabin [10]. La conférence qu’elle donne aux étudiantes du Collège-Notre-Dame-de-Bellevue, à laquelle assiste Claire l’Heureux-Dubé, a une influence certaine dans le choix de cette dernière d’entreprendre des études en droit [11].

Le courage de Claire L’Heureux-Dubé ne peut susciter que l’admiration. Les contraintes qu’elle surmonte dès le début de ses études en droit en auraient découragé plus d’un. Bien qu’elle bénéficie du soutien moral de sa mère, elle doit faire face aux réticences de son père, qui désapprouve fermement ses projets d’études. À son entrée à la Faculté, elle essuie un premier revers lorsqu’elle fait part de ses ambitions à un professeur, qui lui rétorque qu’elle n’a aucun avenir dans ce domaine [12]. Elle se voit par ailleurs refuser une bourse d’études, une telle aide financière étant exclusivement réservée aux hommes. Elle ne baisse pas les bras pour autant et consacre ses temps libres entre les cours du matin et ceux du soir à travailler comme secrétaire pour financer ses études [13]. Ses efforts portent fruit, puisqu’elle accède finalement à la profession d’avocate, recevant au passage des prix d’excellence académique. La remarquable résilience dont elle fait preuve dès ses débuts laisse déjà présager une brillante carrière, qui sera marquée par de nombreuses autres luttes pour les droits des femmes.

Si plusieurs anciens étudiants ont connu une riche carrière comme avocat, juge ou notaire, d’autres illustres personnages ont commencé leurs études à la Faculté de droit sans obtenir de diplôme, à l’image de l’ancien premier ministre du Québec René Lévesque. Ce dernier démontre peu d’intérêt pour le droit, étant davantage passionné par l’écriture et le journalisme. À l’université, il concilie ses études avec son travail d'annonceur-reporter à la radio, bien qu’il passe plus d’heures à l’antenne que sur les bancs d’école [14]. Un de ses collègues de l’époque rapporte que le professeur Louis-Philippe Pigeon (qui siègera plus tard à la Cour suprême) a un jour ordonné à René Lévesque de quitter la salle de classe puisque celui-ci fumait en plein cours. La légende dit que le futur premier ministre ne remettra plus jamais les pieds à l’université après cet épisode, abandonnant ainsi ses études en droit en plein milieu de sa troisième année [15].

D’aucuns seront surpris d’apprendre que des membres de la royauté du Luxembourg ont aussi suivi des cours à la Faculté de droit de l’Université Laval. La famille royale s’étant exilée pendant la Seconde Guerre mondiale, elle décide de s’installer en sol québécois. Jean de Luxembourg, alors héritier au trône, reçoit des cours privés de droit et de science politique prodigués par des professeurs de l’Université [16]. Il s’avère être un assez piètre étudiant et démontre peu d’intérêt pour les sciences humaines et sociales. Le père Georges-Henri Lévesque, directeur de l’École des sciences sociales, politiques et économiques de l’Université Laval, lui recommande plutôt d’entreprendre une carrière militaire, ce qu’il fera à la fin de la guerre. Jean sera à la tête de la monarchie du Luxembourg pendant plus de 35 ans et recevra finalement un doctorat honoris causa de l’Université Laval en 2007. Ce n’est pas tous les jours qu’un professeur a le privilège d’enseigner à un membre de la monarchie, fût-il nonchalant. On ne risque pas de voir un événement aussi rarissime se reproduire de sitôt.

Les autres étudiants mis à l’avant-scène dans cette chronique n’étaient pourtant pas prédestinés à connaître une aussi grande carrière. Ils ont su néanmoins se tailler une place dans les livres d’histoire. Par leur courage et leur détermination, les étudiants d’hier nous inspirent. Espérons que nous pourrons nous aussi faire rêver les étudiants de demain.


Notes

[1] Jean Chrétien, Mes histoires, Montréal, Les Éditions La Presse, 2018, p. 111.

[2] Louise Bienvenue, Ollivier Hubert, Christine Hudon, Le collège classique pour garçons : études historiques sur une institution québécoise disparue, Montréal, Fides, 2014, p. 193.

[3] J. Chrétien, préc. note 1, p. 129.

[4] Id., p. 208.

[5] Sylvio Normand, Le droit comme discipline universitaire : une histoire de la Faculté de droit de l’Université Laval, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 133.

[6] Guy Gendron, Brian Mulroney : l'homme des beaux risques, Montréal, Québec Amérique, 2014.

[7] Id.

[8] Denis Lessard, « Lucien Bouchard, Le parcours sinueux d'un homme d'honneur », La Presse, 27 janvier 1996, Cahier B, p. 2.

[9] Kevin Bouchard, Marie-France Fortin et Orsolya Kizer, « Le temps retrouvé : Une entrevue avec Lucien Bouchard », Le Verdict, vol. 4, no 4 (Décembre 2005), p. 4.

[10] Jeanne D’arc Lemay, « Le droit moderne et la femme », Le Carabin, vol. 2, no 4 (14 novembre 1942).

[11] Constance Backhouse, Claire L’Heureux-Dubé. A Life, Vancouver, UBC Press, 2017, p. 97.

[12] Id., p. 103.

[13] Id., p. 104.

[14] Pierre Godin, René Lévesque, un homme et son rêve (1922-1987), Montréal, Boréal, 2007, p. 34.

[15] C. Backhouse, préc., note 11, p. 115.

[16] Philippe Bernier Arcand, « L’exil québécois du gouvernement du Luxembourg », (2010) 15 (3) Histoire Québec 19-26.


Crédits photo (en ordre) :

Jean Chrétien - Wikipedia Commons - S. Gregory Kolz

Brian Mulroney - Wikipedia Commons - Canadian Film Centre

Lucien Bouchard - Wikipedia Commons - Mark Bellis (2015)

Jeanne d’Arc Lemay, première diplômée de la Faculté de droit de l’Université Laval (1946) - Photo Eugenie Allard - Université Laval, Division de la gestion des documents administratifs et des archives - Fonds Service des relations publiques

Claire L’Heureux-Dubé, photo de finissant (1951) - Photo Hollinger Corp - Université Laval, Division de la gestion des documents administratifs et des archives - Fonds Service des relations publiques

René Lévesque – Wikipedia Commons – Harvey Majo