Les oubliés de la prospérité
Par Lisa Say
DOSSIER DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE |
«La relation de causalité entre croissance économique et réduction de la pauvreté n’est pas aussi univoque que ce qu’il est généralement admis.»
— Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (1)
Qui dit développement économique entend emploi, richesse, satisfaction des besoins et, peut-être, une certaine forme de bonheur. Or, bien que ce concept fait miroiter bien des rêves, le développement économique n’apporte pas les bienfaits escomptés pour tous, et certainement pas de la même manière.
Au Canada, le taux de chômage a atteint 5,5 % en octobre 2019 et 4,8 % au Québec, un creux historique sans précédent (2). De prime abord, on peut penser que ce taux de chômage bas, corollaire du plein emploi, sortirait les personnes en situation de vulnérabilité financière du gouffre dans laquelle elles se trouvent. Or, il n’en est rien. Le nombre de personnes vivant dans la pauvreté a augmenté. Les statistiques de 2017 montrent qu’elles composaient 14,4 % de la population canadienne, et leur nombre ne cesse d’augmenter depuis (3).
Mais au Canada, qu’est-ce qu’au juste, être pauvre?
Plusieurs définitions de la pauvreté peuvent être données, mais le Canada a retenu la mesure du panier de consommation (MPC) comme indicateur de la pauvreté. L’indice nous permet de définir que les personnes en situation de vulnérabilité financière sont celles dont le revenu est inférieur à la mesure du panier de consommation, c’est à dire inférieure aux revenus nécessaires pour subvenir à leurs besoins de base, tels que le logement, le transport, la nourriture. Ce revenu s’élève à environ 17 720 $, du moins dans la grande région de Montréal (4). Il faut toutefois faire attention à ne pas circonscrire la pauvreté à cette seule donnée. La réalité est beaucoup plus complexe qu’une simple affaire de chiffres. Par pauvreté, il faut aussi entendre précarité d’emploi, temps partiel, horaire changeant, insécurité, contraintes. Derrière ces huit lettres, la pauvreté cache bien des visages.
Inégalité des chances
Si la pauvreté préoccupe, c’est parce qu’elle vient défier l’idée que chaque personne a également de chances qu’une autre de réussir dans la vie. Une personne dont le revenu est excessivement modeste est davantage sujette aux problèmes de santé. En effet, du fait de sa situation précaire, elle est constamment exposée au stress face aux alinéas de la vie. C’est ce stress continu qui, sur le long terme, diminue son espérance de vie et la qualité de sa santé.
Dans une étude menée par le neuroendocrinologue américain Robert M. Sapolsky, il a été démontré qu’une hiérarchie sociale existe chez les babouins mâles dans la jungle du Kenya. Ceux situés tout en haut de la pyramide sociale avaient une meilleure santé, car en période de stress, leur système endocrinien était en mesure de retourner plus rapidement à la normale, ce qui n’était pas le cas pour les babouins dominés (5). Le stress, stimulus externe négatif, est perçu par l’hypothalamus, qui agit sur l’hypophyse, qui à son tour agit sur les glandes surrénales. Ces dernières élèvent le niveau d’une hormone appelée glucocorticoïde présente dans le sang. Normalement, les glucocorticoïdes agissent comme anti-inflammatoires. À un niveau trop élevé cependant, ils ont des effets néfastes sur la digestion, la tension artérielle ou encore, sur les cellules neuronales en les vieillissant prématurément.
À l’échelle humaine, le même raisonnement s’applique : plus on est issu d’un milieu aisé, plus on a un coussin relativement confortable de ressources financières nous permettant de faire face à des imprévus. Or, les plus pauvres, eux, vivent constamment dans la précarité et un facteur minime peut venir bousculer ce fragile équilibre. La pauvreté est un problème social auquel il convient que l’on s’y intéresse puisqu’elle a des conséquences non négligeables sur la santé des personnes touchées, mais aussi parce qu’elle vient compromettre l’égalité des chances de tous d’avoir une vie meilleure.
Bien que des initiatives comme la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, adoptée par le gouvernement québécois en 2002, peuvent être saluées, la bataille n’est pas encore gagnée. Si la pauvreté persiste encore de nos jours, c’est aussi parce que les préjugés dont sont victimes les pauvres les enferment dans le cercle vicieux de la précarité financière.
Dans l’imaginaire collectif, il existe des «bons» pauvres et des «mauvais» pauvres. Tandis que les premiers travaillent d’arrache-pied pour se sortir de la pauvreté, les seconds paressent, refusent de remuer le petit doigt afin d’améliorer leur situation, préférant se pendre au crochet de l’aide sociale. Or, la vie n’est pas un conte de fées, il n’y a pas toujours des «méchants vilains» et des «gentils héros». Chaque personne possède sa nuance de gris ainsi que des contraintes propres à sa situation et ne peut être réduite à un simple adjectif. Il faut cesser de catégoriser.
Travaillons donc, collectivement, à combattre les préjugés à l’égard des personnes en situation de précarité. Nous devons viser désormais non pas seulement un développement économique, mais un développement qui serait durable, à la fois respectueux de l’environnement, mais aussi des droits les plus fondamentaux de la personne humaine, tels que le droit à la dignité.
Sources
(1) Isabelle PORTER et Marco BÉLAIR-CIRINO, « Les oubliés du plein-emploi » dans Le Devoir, 11 mai 2019. [https://www.ledevoir.com/societe/554167/les-oublies-du-plein-emploi-l-embellie-economique-laisse-en-plan-des-milliers-de-prestataires-et-de-petits-salaries]
(2) La Presse Canadienne, « Le chômage à 5,5 % au Canada et à 4,8 % au Québec » dans Radio-Canada Information, 11 octobre 2019. [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1341604/chomage-canada-quebec-septembre]
(3) Olivier ARBOUR-MASSE, Sébastien GAUDET et Thomas CHRISTOPHERSON (réalisateurs), « Pourquoi y a-t-il encore autant de pauvreté au Canada? » (capsule vidéo) dans Radio-Canada Information. 17 décembre 2019. 10min., [https://www.rad.ca/dossier/pauvrete/262/pourquoi-y-a-t-il-encore-autant-de-pauvrete-au-canada]
(4) Ibid.
(5) Marc RENAUD et Louise BOUCHARD, «Expliquer l’inexpliqué: l’environnement social comme facteur-clé de la santé», dans Interface, mars-avril, 1994, p. 15-24.