L’utilitarisme étatique et la moralité kantienne
Par Shawn Foster
RÉFLEXION | Le 16 octobre 1970 marque la date de la mise en vigueur de la Loi sur les mesures de guerre (ci-après la «Loi»), à la requête du Premier ministre de l’époque, en réaction à l’enlèvement, commis par le Front de libération du Québec (FLQ), de deux individus: James Richard Cross, diplomate anglais, et Stéphane Laporte, ancien ministre de l’Immigration et du Travail.
Opérante, la Loi confère nombre de prérogatives au Gouverneur en Conseil; notamment: «le pouvoir de faire et autoriser tels actes et choses et de faire de temps à autres tels ordres et tels règlements qu’il peut [...] juger nécessaire ou à propos pour la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada [...]», comme nous pouvons le lire au chapitre 206 de la Loi. Ceci inclut «a) la censure et le contrôle et la suppression de publications [...] b) l’arrestation, la détention, l’exclusion et la déportation [...] f) la prise de possession [sans permission], le contrôle, la confiscation et la disposition de biens et de leur usage». Ainsi sera-t-il légitime, entre autres, de perquisitionner un domicile sans mandat ou de détenir, sans accusation, n’importe qui pendant 90 jours. Au bilan, ce sont 497 personnes qui ont été arrêtées puis emprisonnées, dont seulement 62 d’entre elles ont été formellement accusées.
Il appert, ici, que l’utilité prévaut vis-à-vis de l’individu, puisqu’on se permet de brimer la liberté d’individus au nom de la collectivité. Or, de légitimer une telle violation de droits et libertés, auxquels nous accordons une valeur fondamentale parce qu’ils nous permettent, ultimement, de nous épanouir, contribue à ce que le philosophe allemand, Emmanuel Kant, dénonce – à savoir, d’utiliser les Hommes comme des moyens et non des fins.
L’État et l’utilitarisme
Au Canada, l’État a toujours revêtu «les traits d’un protecteur bienveillant de la communauté» ( 1 ). S’il convient de faire une telle assertion, portons notre attention, cependant, sur l’usage du mot «communauté» et non «d’individus», ce qui aurait davantage évoqué la protection individuelle de tous. Or, il est bien question d’une communauté, dont les individus font partie. La nuance est certes subtile, mais elle marque la caractéristique utilitariste de l’État.
Quant à l’utilitarisme, il se définit, chez John Stuart Mill, philosophe en la matière par excellence, comme étant la «doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur» ( 2 ). En d’autres termes, il soutient que la seule chose désirable comme fin soit le bonheur; c’est-à-dire le plaisir et l’absence de douleur pour le plus grand nombre. En ce sens: la fin justifie les moyens. Afin d’en montrer l’essence, considérons la conjoncture suivante: cinq personnes sont coincées sur des rails de chemin de fer et le train approche. Sur une autre voie, il n’y a qu’une personne de coincée. Le témoin de la scène a l’opportunité de faire bifurquer le train qui approche. Selon la doctrine utilitariste, agir de façon morale serait de faire en sorte de maximiser le bonheur, donc de sauver les cinq, à cause de leur nombre, pour y laisser l’autre. En outre, une telle décision serait considérée utile, du fait que cinq personnes en valent plus qu’une, selon la pensée utilitariste.
En constatant les prérogatives telles que le droit de détenir, sans accusation, n’importe qui pendant 90 jours, résultant en 497 personnes arrêtées et emprisonnées arbitrairement, dont seulement 62 ont été formellement accusées, tel que mentionné préalablement, le droit de perquisitionner un domicile sans mandat ou, même, que le simple fait de s’être déclaré indépendantiste aurait suffi pour se faire détenir, nous voyons l’utilitarisme à l’oeuvre.
Kant et l’utilitarisme
Emmanuel Kant, philosophe des Lumières, affirme d’emblée que tous les humains sont dignes parce qu’ils sont les porteurs de la loi morale, en tant qu’êtres autonomes car ils sont rationnels. Il appert donc qu’il rejette la pensée utilitariste. Effectivement, celui-ci opine que «l’homme [...] existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré» ( 3 ). C’est donc dire qu’il n’y a pas de mal à être un moyen dans une quelconque conjoncture, en autant qu’en agissant pour atteindre des buts, nous soyons toujours, en même temps, considérés comme étant des fins. Et ce qui pourvoit de la dignité à l’humain, justement, c’est d’être considéré comme une fin. Chez Kant, c’est en agissant de façon autonome – c’est-à-dire en étant son propre législateur de nos devoirs moraux – que nous pouvons devenir notre propre fin.
Moralité kantienne
Pour ce faire, il fonde sa morale sur la raison humaine, plus particulièrement sur «la raison pratique qui est en relation avec le bien» ( 4 ), puisqu’elle donne à l’humain, cet homo rationalis, la loi «a priori de son devoir moral» ( 5 ). En effet, c’est la raison, qui est universelle, qui détermine le devoir, chez Kant; c’est-à-dire l’obligation d’accomplir une action par respect de la loi morale que l’on s’impose à soi-même. L’une des formulations de la loi étant: «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme un fin, et jamais simplement comme un moyen» ( 6 ). Ainsi l’action morale ne réside-t-elle pas «dans le but poursuivi ni dans le résultat obtenu» ( 7 ), mais bien dans le respect de la raison pratique ou du devoir, dans l’intention. La morale est donc «quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière» et dont l’«utilité ou l’inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur» ( 8 ). Par extension, nous remarquons que des actions peuvent de facto être conformes à loi, mais ne posséder aucun caractère moral.
L’impératif catégorique kantien
«L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessairement objective» ( 9 ). Par «objective», Kant entend que l’action est nécessaire pour elle-même. Grâce à notre faculté singulière qu’est la raison, c’est à partir de là que nous sommes aptes à nous imposer notre propre loi morale: l’impératif catégorique. Ainsi la loi réside-t-elle en nous – ce pourquoi Kant dira qu’elle est a priori; c’est-à-dire préalable à tout fait, tout évènement. En prime, comme l’imposition de notre devoir moral passe par la raison, force est de constater que ceci s’ancre directement dans l’époque de Kant, témoignant ainsi de l’espoir en la raison qu’avaient les philosophes des Lumières. De surcroît, ceci montre que la nature de la moralité n’est guère aussi relative qu’elle semble l’être dans la pensée utilitariste, en ceci que cette dernière définit elle-même ce qui est considéré utile ou bien, ce qui est inéluctablement tributaire des intérêts des sujets. Comme l’énonce Kant: « un principe qui ne se fonde que sur la condition subjective de la capacité de ressentir du plaisir ou de la peine [...] ne peut servir de loi pour cette capacité elle-même » ( 10 ). Pour Kant, c’est l’impératif catégorique qui définit la loi morale, car il «représente une action bonne en elle-même, comme nécessaire en soi, indépendamment de toute fin désirée ou de tout résultat atteint» ( 11 ).
Il en est à se demander comment auraient été la vie de ces 497 personnes si l’État avait adopté une approche kantienne.
( 1 ) PELLETIER, Réjean et TREMBLAY, Manon. (2009) Le parlementarisme canadien. Québec, Canada: Les Presses de l’Université Laval, p. 16.
( 2 ) MILL, John Stuart. (2010) L’utilitarisme. Paris, France: Éditions Flammarion, p. 31.
( 3 ) KANT, Emmanuel. (1993) Fondements de la métaphysique des moeurs. Paris, France: Éditions Le Livre de Poche, p. 104.
( 4 ) PIOTTE, Jean-Marc. (2005) Les grands penseurs du monde occidental. Montréal, Québec: Éditions Fides, p. 332
( 5 ) Ibid, p. 333.
( 6 ) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 105.
( 7 ) Jean-Marc Piotte, Les grands penseurs du monde occidental, op. cit., p. 332.
( 8 ) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, op. cit., p. 58 à 59.
( 9 ) Ibid, p. 85.
( 10 ) KANT, Emmanuel. (1985) Critique de la raison pratique. Paris, France: Éditions Folio, p.40 à 41.
( 11 ) Jean-Marc Piotte, Les grands penseurs du monde occidental, op. cit., p. 334.