Obligatio in solidum

Par Jordan Mayer

DOSSIER ARTS ET CULTURE | Il s’avance vers l’édifice gris et maussade par ce temps nuageux. La haute tour, tout de béton armé, donne l’impression de se cambrer vers le ciel tant elle n’en finit plus de monter. Des étages y sont ajoutés régulièrement, tant et si bien que l’on se demande parfois si les fondations en sont toujours intactes.

Huit entre finalement dans le hall d’entrée. Les employés s’affairent déjà dans les escaliers, en gardant une distance sécuritaire entre eux, afin de gagner leur bureau vers les nuages. Le sien n’est pas particulièrement haut, au rez-de-chaussée pour être juste, dans le corridor derrière le comptoir d’accueil. Mais avant d’y passer retourner vaquer à ses occupations, il a une réunion avec son département. L’un des plus anciens, anachroniques et révolutionnaires à la fois, de toute la compagnie.

Lorsqu’il fait irruption dans la salle de conférence, les autres se retournent brièvement pour le saluer, tous à leur manière. Un, l’architecte, examine un plan comme à son habitude. Sept, le cinéphile, regarde son écran, tandis que Deux, le sculpteur, retourne frénétiquement une petite figurine de son cru entre ses mains et la modèle inlassablement. Quatre, le musicien, a les yeux fermés et ses écouteurs bien positionnés laissent présager qu’il est en pleine écoute. Trois, le peintre, griffonne sur une feuille de papier une figure abstraite en attendant le début de la journée, tout comme Neuf. Mais ce dernier, le bédéiste, ajoute des bulles et du texte à ses personnages. Six, le comédien, semble réciter un texte en prenant des poses théâtrales senties. Dix, le créateur multimédia, tape frénétiquement sur son clavier son prochain projet. 

Et lui, Huit, et bien il est ce que l’on appelle les arts médiatiques. Il traite en général de la réalité, à quelques fictions près. 

Et depuis quelques temps, la réalité a tôt fait de le rattraper, comme tout le monde. Les arts ont la vie dure ces temps-ci.

« Bon, je crois que l’on peut commencer, tout le monde est là, annonce Un en levant les yeux de son plan. Ah non, il manque… »

C’est à ce moment que Cinq ouvre la porte discrètement, dépose un plateau sur la table et prend la première chaise à sa portée.

Six a tôt fait de s’écrier, en se levant et en se campant sur ses deux pieds : « C’est un roc! … c’est un pic! … c’est un cap! Que dis-je, it’s LIT! Il se pointe enfin le bout du nez! »

Le principal intéressé rétorque, d’une voix affirmée, à l’accent soutenu : « Tu sais fort bien que je n’apprécie guère cette boutade, très cher! Vous dénaturez l’essence même de votre pièce. À vrai dire, mon retard s’explique par le café que je vous ai tous apporté. »

Le souvent-en-avance-sur-son-temps, c’est Cinq, le littéraire.

« Bien, le compte est bon cette fois-ci », reprend Un, en faisant la moue. Comme je le disais, le patron nous a convoqués en urgence au vu de notre dernier rapport financier… désastreux. Il faut couper de nouveau, se réinventer. »

La phrase reste en suspens plusieurs longues secondes avant de s’évanouir. Quatre tambourine sur la table sans trop se soucier de ce qui se passe. Depuis que la musique est offerte en continu, il peut en profiter au max. C’est bien moins compliqué que d’acheter tout plein d’albums, et c’est plus rentable finalement. Beaucoup plus vite à consommer aussi. La vitesse n’est pertinente que lorsqu’elle est comparée à son absence, c’est-à-dire à la lenteur improductive.

« Cinq pourrait travailler pour moi, tranche Six. Il serait plus utile à écrire des textes qui peuvent se matérialiser sur scène, ça rapporte plus. Et Deux aussi, tant qu’à y être. On voit que ses statues sont toujours aussi aimées… »

« Et puis quoi encore! s’exclame Sept. Ils se rendraient beaucoup plus utiles sous ma supervision. Avec moi, notre offre de services culturels est assurée! Il faut seulement revoir notre image de marque, travailler ensemble, être plus attractifs. Il en va de notre industrie. 

- Cesse de te passer en revue des films, Sept, répond Cinq. Tu sais très bien que Neuf, Dix et toi n’êtes pas à plaindre depuis que vous avez rentabilisé votre industrie. Je vous pose la question, moi : est-ce l’essentiel? Les départements des normes, des valeurs et des traditions ne s’en sortent pas trop mal, après tout. Et les langues aussi, au surplus. Ils évoluent, comme nous devrions le faire. 

- Et ils s’expriment par nous, je te signale! répond derechef Six. Sans nous, Culture inc. serait probablement stagnante. »

Entretemps, Quatre s’est levé de sa place et enjolive les graphiques présents au tableau du bout de la table. Malgré son talent, il n’arrive que partiellement à cacher la courbe descendante censée représenter l’état du département dans la société actuelle. 

Huit écoute la conversation depuis le début, sans grand enthousiasme. Une cacophonie emplit la pièce, à présent. Il ne sait plus très bien qui se réclame de prendre exemple sur le département des techniques ou encore sur celui des sciences. Ces derniers savent comment rentabiliser l’entreprise : Culture inc. continue de rayonner grâce à eux. Le département des croyances est prometteur également à sa façon. Il est en montée vertigineuse depuis peu.

Un croise le regard de Huit, à la recherche d’une solution. Le premier n’a pas été épargné avec les années. Le patrimoine immobilier dont il est si fier s’affaisse, et il peine à le relever. On dirait qu’il y a un désintérêt pour son art. C’est difficile d’être apatride en son propre pays.

Huit se décide enfin de prendre la parole :

« Écoutez-moi! »

Et puisque personne ne l’entend, il hausse le ton : « Ça suffit! »

Le silence se fait de nouveau dans la petite troupe. Ça fonctionne souvent comme ça dans leur département. Une période d’accalmie est suivie d’une d’effervescence ; le cycle se répète tout en étant différent à chaque génération, à chaque époque.

« Arrêtons d’avoir des visées technocrates, commence-t-il. Notre raison d’être est la création. Créons pour nous, pour nos pairs, pour le public, pour la communauté. C’est ensemble que l’on peut espérer exister pleinement. Pas séparément. Et pas seulement comme industrie ou production. C’est de notre identité dont on parle ici. »

Huit prend une inspiration contrôlée. Ses comparses l’écoutent. Une nouvelle intuition créative semble naître chez les arts. Une qui pourrait durer, longtemps sûrement, si l’on se donne la peine de l’écouter. 

« Hier, j’ai rencontré un jeune employé du département des valeurs. Prometteur, le nouveau. Il vient d’une autre entreprise que la nôtre, mais il a suffisamment d’expérience pour être de confiance. Il en a vu passer, des épreuves. Je crois qu’il nous est familier en quelque sorte. Mais par-dessus tout, et c’est ce qui a retenu mon attention, il a des idées. »

Le groupe écoute toujours, un regain d’espoir manifeste visible dans le regard. Ils pourraient voir loin, comme toujours, mais sans se heurter à ce mur si épais du présent, du présentiel à distance, qui les sépare plutôt que les rapproche. Ils peuvent espérer de nouveau mener la culture à la prospérité, et de la prospérité qui en découle à la culture. Les arts permettent cette ubiquité solitaire. 

« - Et quel est son nom? s’enquiert Quatre, intéressé par le propos, les écouteurs désormais sur la table.

- C’est simple , répond Huit. »

Avec l’impression qu’un nouveau chapitre commence dans leur histoire, qu’ils peuvent inventer un nouveau monde, entre la réalité et la fiction, il dit : 

« Solidarité. »