Poèmes
POÈMES |
Énumération contemporaine - Gabriel Boivin
Le mois de mars 2020 ne marquait pas seulement le début d’une période trouble de l’humanité. Le 27 mars marquait également les cinquante ans de la Nuit de la poésie au théâtre Gesù à Montréal. Cet événement historique réunit environ 150 poètes, dont Gaston Miron, Michèle Lalonde, Gérald Godin, Claude Gauvreau, Roland Giguère, Pauline Julien et Raoul Duguay, qui présentent leurs créations devant 5000 spectateurs.
Si vous désirez vous replonger dans cette effervescence artistique, n’hésitez pas à consulter le film de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, disponible gratuitement sur le site de l’Office national du film (www.onf.ca/).
Afin de replonger dans l’histoire tout en restant dans l’actualité, je me suis permis de revisiter le poème que Gérald Godin récité ce soir-là.
ÉNUMÉRATION CONTEMPORAINE
les coquerelles de Facebook
le frotti-frotta des mains savonneuses
les zigonneux des semonces sanitaires
les Tarzans de l’immunité
les écrapoutis du karaoké
l’étuvage de l’épicerie
les odéons dépeuplés
les abouchements virtuels
les plorines du complot
les savates de nos gouvernements
la puanterie des morgues trop remplies
les trop nombreux sourires masqués
les éhontés de la libarté
le frotti-frotta des mains savonneuses, encore
les écartillés du rassemblement
les déviargés de la courtoisie
les jeudi soirs à juste binge watcher
le coude-à-coude distancé
les dégoulinants de nombrilisme
les éjarrés de l’économie à tout prix
les arbres généalogiques séparés
la ratatouille de fake news
les milliards de trous d’eau
le frotti-frotta des mains savonneuses, encore
la déréliction qui nous habite
les taches de microbes sur la conscience
De toutes ces affaires là de COVID
On a notre maudit tabarschtroumpf
De cincischtroumpf de cinschtroumpf
De jérischtroumpf de schtroumpf toastées
De sacraschtroumpf d’étoles
De crucifix de schtroumpfvaires
De couleurés d’ardent voyage
Faque
Restons donc chacun chez nous
Pis « ça va [finir par] bien aller »
Mare sapientiae - John Doe
Les traits tirés, détrempé, le corps meurtri ;
Son embarcation échouée sur le sable ;
De son naufrage, cette fois, il aura appris ;
Cette mer, un jour, lui sera favorable ;
Lorsqu’enfin, trop longtemps resté à terre ;
Sur son frêle bateau il reprend le large ;
Le geste est sûr, les vents lui sont salutaires ;
Il fend les flots seul, sans membres d’équipage ;
L’océan s’offre à lui sur toute sa grandeur ;
Solidement campé à la barre, regard au loin ;
Alors qu’il vogue, disparaissent ses frayeurs ;
Et de nouveau, il goute à la douceur des embruns ;
Il ne fait plus qu’un avec le roulis des vagues ;
Ses yeux fermés, se laissant transporter par elles ;
Les sensations claires, affutées comme une dague ;
Des premiers voyages, ressurgissent, intemporelles ;
Les nuages s’amoncellent, la brise devient tempête ;
Ciel fendu par les éclairs, son désir grandit ;
De cet élément, il en fera la conquête ;
Serrées au gouvernail, ses jointures ont blanchi ;
Les cieux se déchirent et le tonnerre gronde ;
Les lames tumultueuses frappent avec fracas ;
Dans ce déluge, son exaltation l’inonde ;
À l’hurlement des bourrasques, il mêle sa voix;
Mais impunément, de ces forces de la nature ;
Nul ne peut ainsi espérer se rendre maitre ;
Par-dessus bord, il chute, heurté par sa voilure ;
Sombre avec lui, sa confiance qui venait de naitre ;
Les traits tirés, détrempé, le corps meurtri ;
Son embarcation échouée sur le sable ;
De son naufrage, encore une fois, il a appris ;
Cette mer, un jour, lui sera favorable.
Le cauchemar éveillé - Valérie Rivest
Mentir est un choix
Un questionnement incendiant
Qui laisse dans la bouche un arrière-gout de cendre
La création, pour un bref instant, d’une loi
Mentir est un simulacre
Une illusion de bonheur
Alors qu’il ne s’agit que d’un cauchemar
D’un poison d’une couleur âcre
Mentir est l’apparition de la Faucheuse
Vêtue de sa cape noire
Prête à nous enterrer
Alors que l’on croyait être heureuse
Le mensonge est un abime maquillé
Qui arrête le temps
Qui comme le tombeau de Toutânkhamon
N’est que la fable d’une vérité oubliée
Sinistre Dextre - Par John Doe
Jumelles graciles et agiles se faisant miroir ;
Pudiquement vêtues de latex bleu ou noir ;
Rompues depuis bien des années à ce ballet ;
Elles se produisent devant un public muet ;
Disciples fidèles d’Éros et de Thanatos ;
Se spécialisant avec les départs précoces ;
Dû à la mauvaise fortune ou à la nature ;
L’œuvre de l’un ou l’autre, elles n’en ont cure ;
En présence du spectateur à bout de souffle ;
Dents serrées sur sa langue qui se boursoufle ;
De son cou, se promenant le long du sillon ;
Leur danse permet de savoir s’il est profond ;
Avec la fêtarde aux abus délétères ;
Qui a pris la pilule l’ayant clouée à terre ;
Devant être pénétrée dans son long sommeil ;
Elles récoltent sa source de vie vermeille ;
Qu’importe leur couleur, qu’ils soient verts, bruns ou bleus ;
En douceur et paisiblement elles ferment les yeux ;
Du pauvre et respectable homme après sa chute;
Et du nanti gredin planté lors d’une dispute ;
Cet échange d’intimité se fait avec tous ;
Autant le dormeur à la dernière sieste douce ;
Que le cascadeur téméraire mais maladroit ;
Sont visités par elles après un séjour au froid ;
Pour ces participants n’ayant pas eu de veine ;
Ces représentations se comptent en centaines ;
Mais aux amantes au corps souple et élancé ;
Des caresses, elles n’ont hélas pas donné assez.
Là voilà! - Filyo du Chemin d’Éden
La vie m’abandonne peu à peu comme elle quitte ces arbres qui défilent à travers la fenêtre de l’autobus en ce terne matin d’hiver. Voici. Ce moment fatidique que je ne peux plus reporter. Ce coup de poignard que je guette depuis la veille.
Crissement de freins. La terre cesse de défiler sous mes pieds. Les portes s’ouvrent dans un sinistre grincement. Courage. Avancer un pas à la fois. Ne pas penser à… la voilà. Elle est là, au milieu de cette foule indifférente à mon malheur ; me tournant le dos, sans me voir. Sa chevelure soignée, sa poitrine opulente, sa taille de guêpe : tout son être détourne le regard d’autrui. Un véritable rayon de soleil. Ce soleil qui brûle lorsqu’on s’en approche trop.
Feu vert. Un orchestre de pieds tambourine l’asphalte sombre. Elle avance, je la suis. Impossible de résister à cette repoussante attraction qu’elle exerce sur moi. Envoûté, mon corps ignore mon âme blessée et se traîne à sa suite. Ai-je oublié son essence dissipée ?
Coup de vent. Une délicate fleur s’échappe du bouquet qu’elle tient à la main sans qu’elle s’en aperçoive. Un œillet blanc, gage de fidélité. Quelle ironie! Il semble bien qu’un autre infortuné soit tombé dans son piège. Le malheureux ne réalisera que trop tard qu’elle ne peut se satisfaire d’un seul amant. Je ne lui avais pas encore offert la lune qu’elle convoitait déjà le soleil.
Elle tourne la tête. Nos regards se croisent. Je me perds dans le ciel étoilé de ses yeux. Mon esprit a beau tenter de lui envoyer un regard aussi glacial que son cœur, mais je ne me vois que balbutier quelques propos incohérents. Décontenancée, elle perd pied sur la dernière marche, mais se ressaisit rapidement et continue son chemin comme si je n’existais pas.
«Amor et melle et felle est fecundissimus : gustui dat dulce, amarum ad satietatem usque oggerit»[L'amour est rempli de miel et de fiel : il a un goût de douceur mais il apporte de l'amertume jusqu'à satiété]...