Repenser la «course aux stages» ou la Ligue nationale des stages

Par Xavier Tousignant, publié le 4 mars 2021

Crédit photo :@flo_

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RÉFLEXION | Loin de moi l’idée de formuler une autre critique de la fameuse course aux stages, critiques qui ressemblent souvent étrangement d’ailleurs aux critiques faites au système capitaliste. Je ne m’évertuerai donc pas à montrer que la course serait la manifestation d’une mécanique élitiste se situant au cœur du secteur socio-économique du droit, par exemple (1). Toutefois, ce texte ne vise non plus à faire, à l’inverse,l’éloge de ce processus de sélection. Je ne tenterai donc pas de vous vendre le concept en martelant que vous n’avez rien à perdre à y participer ou encore qu’il s’agit d’une chance extraordinaire de propulser votre carrière.

Ce que je souhaite, c’est humblement déclencher une réflexion sur la course ou à tout le moins en présenter une perspective souvent mise de côté. Je concède d’emblée que cette perspective peut être considérée comme trop simple par certains, voire naïve.

Le processus de sélection des plus grands cabinets d’avocats du Québec a de quoi impressionner. Plus de 500 étudiants (environ) au baccalauréat en droit de toutes les Facultés de droit civil y participent (2) en espérant décrocher le stage de leur rêve. Si vous êtes étudiant en droit, il est donc assez difficile de ne pas en entendre parler. Cependant, ce qui impressionne davantage, c’est le nombre d’étudiants auxquels les cabinets font des offres. En moyenne, il n’y aurait que 15 % des étudiants (3) qui «réussiraient» la course aux stages.Je ne vous apprendrai donc rien en vous disant qu’il s’agit d’un processus hautement électif qui participe vraisemblablement à l’aura d’exclusivité entourant chaque cabinet et leurs cuvées de stagiaires.

Après avoir tenté d’esquisser la situation, j’aimerais maintenant proposer ce changement de perspective: l’entrevue, le cabinet la passe autant que l’étudiant. Bien trop souvent,j’ai l’impression que nous plaçons ces grandes organisations sur un piédestal, et ce, en mettant de côté la juste valeur des étudiants. Nous pouvons avoir l’impression que ces employeurs de prestige ont plus à apporter aux étudiants que l’inverse, mais cette impression ne colle pas à la réalité.

Imaginons un secteur d’activité de la société où une poignée d’organisations arrivaient, par un processus de sélection compétitif, à mettre la main sur les meilleurs talents de ce secteur année après année. Les processus de repêchage des organisations de sport professionnel en sont un parfait exemple. Si plus de personnes assistent aux parties d’une équipe de hockey de la Ligue nationale (LNH), par exemple,qu’aux parties d’une équipe de la Ligue continentale (KHL), c’est surtout parce que les meilleurs joueurs sont systématiquement repêchés par la LNH et qu’ils finissent leur carrière dans la KHL.Cette situation pourrait faire dire à certains que ce sont donc les joueurs qui ont le plus intérêt à se démarquer puisque la LNH leur garantit une grande carrière. Poursuivons l’analyse. En fait,ce sont les équipes –et non la LNH –qui recrutent, au final,les joueurs afin d’obtenir un meilleur rendement et conséquemment espérer attirer plus de spectateurs. Ainsi, elles ont un grand intérêt à repérer ces perles rares qui viendront ajouter de la valeur à leur organisation. Néanmoins, il est évident qu’un joueur ait aussi intérêt à se faire repêcher.C’est alors que la question se pose: qui a «le gros bout du bâton» ? Réponse: le capital. Dans une logique où nous avons deux investisseurs qui tentent chacun d’obtenir le meilleur rendement, nous devons nous demander qui détient le capital ou, à tout le moins, la plus grande part de ce capital. Déterminer qui a le plus grand capital, c’est forcément déterminer qui a le plus à apporter. Ici, il ne fait aucun doute, c’est le joueur. En fait, ce n’est même pas le joueur qui détient le capital puisqu’il est en quelque sorte le capital. Pour ceux qui trouvent la conclusion peu convaincante, imaginons si, du jour au lendemain, tous les joueurs de la LNH sont échangés à la KHL. Qui perd le plus de valeur: les équipes de la LNH ou les joueurs? Certainement les deux en perdent, mais cette opération ferait mentir les équipes de la LNH qui continueraient à se targuer d’avoir les meilleurs talents (qu’ils n’ont plus), alors que les joueurs bénéficieront d’un certain transfert de partisans venant de la LNH, qui s’ajouteront à ceux de la KHL.

Quel est le lien avec le secteur du droit des affaires et la course aux stages? Aujourd’hui, la LNH c’est un peu mutatis mutandis le droit des affaires et la KHL, presque toute autre branche du droit. Au risque de verser dans le ridicule, il suffit assez franchement de remplacer les joueurs par des étudiants–éventuellement des avocats–et les équipes par des cabinets–plus exactement tout employeur en droit. Il devient alors intéressant de se demander à quoi ressemblerait le paysage juridique de la société si d’autres secteurs étaient plus sélectifs ou s’il y avait un véritable exode des étudiants vers ces autres secteurs. À quoi ressemblerait la société s’il y avait un engouement soudain, mais durable –année après année –pour les OBNL juridiques, les services d’aide juridique, le droit de l’environnement, le droit autochtone, etc.? Qu’arriverait-il si la presque totalité des étudiants boudait continuellement la course aux stages? Nous n’aurons jamais réponse à ces questions (4). Néanmoins, les poser c’est déjà oser une perspective différente. Concrètement, c’est surtout dire qu’il suffit d’aborder le processus de sélection d’un autre angle pour rééquilibrer la balance des intérêts mutuels. Ainsi, à votre entrevue, lorsqu’on vous demandera ce que vous pouvez apporter au cabinet, demandez-vous (5) ce que le cabinet peut vous apporter. «Pourquoi vous?» Très bien, mais alors pourquoi eux et pourquoi le droit des affaires? Depuis le début du baccalauréat, on nous dit avec assurance: «le droit mène à tout». Alors, ne serait-ce pas simplement justice qu’on vous justifie très sérieusement pourquoi «le droit» semble mener à eux? Lorsque le cabinet vous passera en entrevue, passez-le tout autant en entrevue. Après tout vous en avez le droit et le pouvoir

Notes

[1]Soyons raisonnables, ce serait d’une telle absurdité..

P.S. : Un article intéressant à lire pour avoir un envers de la médaille du début de carrière pour un avocat, qui date de 2016. À noter que les perspectives d’emploi semblent excellentes en termes de placement, mais que les données trouvées me laissent perplexe.

[2] https://cdp-fspd.uqam.ca/les-ressources/course-aux-stages-en-droit

[3] Id.

[4] Ce n’est pas nécessairementvrai. Rien n’empêcherait des étudiants de suivre l’exemple de Bryan Stevenson, par exemple, diplômé de la Faculté de droit de Harvard et fondateur de Equal Justice Initiative

[5] Et non pas «demandez-leur» même si théoriquementil n’y a aucune raison qui justifie le caractère supposément inconvenable de ce type de question