Révolte métaphysique et droits de la personne

Par Shawn Foster

La révolte métaphysique «est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière». C’est la lutte perpétuelle de l’homme qui fait face à la condition humaine – l’absurde. Crédit : Canva

La révolte métaphysique «est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière». C’est la lutte perpétuelle de l’homme qui fait face à la condition humaine – l’absurde. Crédit : Canva

RÉFLEXION | Un peu de philosophie…

Du Siècle des Lumières à la Deuxième Guerre mondiale

 Au 18e siècle, l’humanité connut le Siècle des Lumières, caractérisé par une mise en avant de la pensée rationnelle et l’éclaircissement de l’esprit des êtres humains. Les philosophes promurent le respect de la diversité, affirmèrent l’universalité de la raison et de la nature humaine, critiquèrent les inégalités sociales et plaidèrent en faveur de l’égalité de tous les êtres humains. 

Ainsi, nous allions vivre dans la paix, l’égalité, la béatitude. Voilà que tout devenait possible, dans ce monde alors dominé par la raison humaine. Puis vint l’an 1939, moment auquel débuta la plus horrible des guerres que connut l’humanité. De monstrueuses atrocités prirent place, causant la mort de millions d’individus. L’idéal sur lequel était jadis fondé notre monde s’écroula; l’humanité perdit tous repères que nous avaient légués les penseurs des siècles précédents. Pour la première fois, le monde connut un mal extrême – extrême parce qu’on y avait conjugué la raison. Cette dernière fut mise au service d’un processus d’extermination : la Shoah. Le simple fait que la raison, en laquelle les philosophes avaient placé tous leurs espoirs, put être la cause d’un tel mal remit en question leur faculté à penser ainsi que le sens de l’existence même. L’humain faisait face à des questions sans réponses; il avait perdu toute forme de sens. Ainsi naquit le courant de l’absurde. Il s’agit, pour Albert Camus – représentant par excellence de la philosophie de l’absurde –, de la confrontation entre l’appel de l’homme et le silence déraisonnable du monde (1). C’est «la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme» (2). 

En d’autres termes, l’absurde est la condition de l’homme lorsqu’il se questionne par rapport au sens de l’existence : il relève de l’absence de sens, qui, souvent, mène au nihilisme, c’est-à-dire au rejet de toute idéologie, car «[...] si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance» (3). Mise en parallèle avec les funestes évènements historiques relatés, une claire manifestation des dangers pouvant être associés à une telle pensée en ressort. Cependant, hormis dénoncer la condition absurde qu’est celle de l’homme, Camus propose une solution pour y remédier : la révolte métaphysique. En la juxtaposant à l’instauration de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, en 1948, nous examinerons comment le sentiment de révolte en réaction aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale a pu redonner foi en l’humanité

La révolte métaphysique

D’entrée de jeu, précisons que la révolte métaphysique «est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière» (4). C’est la lutte perpétuelle de l’homme qui fait face à la condition humaine – l’absurde. Alors que celui-ci fait table rase de nos croyances, les rendant dépourvues de sens, il nous laisse également dans une impasse, voire en suspens au-dessus du néant. Le révolté métaphysique, quant à lui, veut établir l’ordre : réclamer l’unité dans un monde brisé, opposer le principe de justice au principe d’injustice mis à l’oeuvre dans le monde et dont il est témoin. Il veut résoudre ces contradictions.

Contrer l’absurde

Il est impératif que l’absurde ne soit qu’un point de départ; c’est-à-dire qu’il faut poursuivre le raisonnement. Le premier pas à prendre pour dépasser l’absurde, c’est de prendre conscience de notre protestation à son égard. C’est alors en poursuivant notre réflexion que nous pouvons établir des fondements à notre existence, à une morale. Car, en effet, lorsqu’on s’indigne par rapport à une conjoncture, c’est qu’on en prend connaissance. On remarque que quelque chose est inacceptable, et il s’agit là du premier mouvement de la révolte. «[N]ous trouvons un jugement de valeur au nom duquel le révolté refuse son approbation à la condition qui est la sienne» (5).

 Or, se révolter n’est pas seulement s’opposer à une situation, c’est également poser une limite, puis affirmer ce qui doit être préservé. Les limites marquent le point de rencontre entre une valeur apodictique unissant les humains, donc entre ce qui est acceptable, voire souhaité, et ce qui ne l’est pas, ce qui est inacceptable. Disons que lorsqu’un esclave se rebiffe contre son maître, sa protestation manifeste non seulement son désaccord, mais aussi son désir : celui de liberté. Ainsi, dire «non» à une injustice, c’est, implicitement, dire «oui» à la justice.

La Déclaration universelle des droits de l’homme et la révolte

«La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible» (6). Ainsi pouvons-nous attribuer la Déclaration universelle des droits de l’homme à la révolte métaphysique de l’homme qui s’est indigné vis-à-vis du mal extrême, incompréhensible, dans lequel nous ont plongés les évènements de la Deuxième Guerre mondiale. C’est ainsi qu’une tierce partie s’est jointe, en solidarité aux victimes, puisque «la révolte ne naît pas seulement, et forcément, chez l’opprimé, mais elle peut naître aussi au spectacle de l’oppression dont un autre est victime. […] Il y a donc, dans ce cas, identification à l’autre individu» (7). Dans cette identification à autrui, dans cette reconnaissance, l’homme se dépasse en autrui, dira Camus, et de ce point de vue, la solidarité humaine est métaphysique. La révolte tire l’individu de sa solitude, le plaçant auprès de gens qui partagent les mêmes valeurs que lui. «Je me révolte, donc nous sommes», ira jusqu’à avancer Camus. La Déclaration est, d’ailleurs, caractérisée de cette même essence. 

En effet, l’article 1 stipule que : «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité» (8). Nous y retrouvons le «oui» à la justice, l’égalité, la dignité, la fraternité ainsi que leur négation implicite qui leur est inhérente, attribuable à la révolte métaphysique.

 Ce n’est donc guère surprenant que ladite déclaration constitue un jalon dans l’histoire de l’humanité, tel que l’a énoncé Javier Perez de Cuellar, Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies à l’époque de cette déclaration. Quant à l’article 4, nous lisons : «Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes» (9). L’on y retrouve nombre de représentations, édictées, de ce pour quoi les humains se révoltent.

En conclusion

Trente articles reconnaissant à l’humanité entière le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté des personnes… et plus encore — voilà ce qu’a produit la révolte métaphysique du monde. Ainsi s’est-il remis sur pieds après avoir été plongé dans l’absurde, à la suite des sinistres évènements de l’Histoire. Si le droit est, de nos jours, l’un des principaux moteurs de la révolte, c’est parce qu’«il n’y a de liberté que dans un monde où ce qui est possible se trouve défini en même temps que ce qui ne l’est pas. Sans loi, point de liberté» (10).

SOURCES

(1) CAMUS, Albert. (1942) Le mythe de Sisyphe, Paris, France : Éditions Gallimard.

(2) Ibid, p. 39.

(3) CAMUS, Albert. (1951), L’Homme révolté, Paris, France : Éditions Gallimard, p. 17.

(4) Ibid, p. 41.

(5) Ibid

(6) Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 23.

(7) Ibid, p.31.

(8) Amnesty International. (1988) Déclaration universelle des droits de l’homme. Bruxelles, Belgique : Éditions Folio.

(9) Ibid

(10) Albert Camus, L’Homme révolté, op. cit., p. 98.