UNE POURSUITE QUI POURRAIT BOUSCULER LES OBLIGATIONS AUTOCHTONES INTERPROVINCIALES
Mizaël Bilodeau
Le Grand Conseil des Cris a déposé en mars dernier à la Cour Supérieure de l’Ontario une revendication territoriale de 48 000 km2 et des dommages-intérêts de 495 M$. La particularité de cette requête, c’est que les demandeurs sont dans une province et le territoire revendiqué dans l’autre.
« À ma connaissance, c’est la première fois que la question d’une frontière interprovinciale se retrouve devant un tribunal. Ça va être très intéressant à suivre, parce que ça l’aura des effets dans l’ensemble des provinces », raconte Geneviève Motard, professeure à l’Université Laval et spécialiste du droit des peuples autochtones.
Cette poursuite survient deux ans après que la Cour Fédérale ait décliné compétence dans le même dossier. Il s’agissait d’une cause de 1989 qui, à l’époque, avait pour objectif de mettre un frein au projet hydro-électrique de la Grande Baleine. Abandonné depuis lors, le tribunal fédéral a déterminé que les autres éléments de la cause devaient être portés devant la Cour de l’Ontario, car les éléments liés à la province étaient suffisamment importants.
Les Cris souhaitent essentiellement se faire reconnaître des droits ancestraux et aborigènes sur un vaste territoire limitrophe à la frontière du Québec et de l’Ontario (voir la carte). « Cette démarche ne me surprend pas. Les cris, lorsqu’ils ont signé la convention de la Baie-James, à l’époque, ils avaient des revendications plus larges que ce qui avait été négocié », explique Geneviève Motard.
CONTESTATION DES PREMIÈRES NATIONS
Même si la requête précise que tous les droits reconnus dans le cadre de cette requête seront partagés avec d’autres Premières Nations, une vague de colère s’est soulevée au sein de plusieurs Premières Nations. Les chefs de Moose Factory (2500 habitants), d’Amos (600 habitants) et de Wahgoshig (130 habitants) ont tous publiquement dénoncé cette poursuite. Ils possèdent tous les trois des territoires reconnus par d’anciens traités que chevauche la revendication des Cris du Québec. Le Chef Norm Hardisty jr. de Moose Factory a publié une longue lettre dans les médias qui expose les raisons de son opposition. Il mentionne notamment le fait que les Cris du Québec n’ont pas partagé les richesses de la Convention de la Baie-James alors pourquoi partageraient-ils leurs territoires avec eux. « Les conflits inter-nations, il y en a d’autres au Canada, ce n’est pas un cas d’exception », expose Geneviève Motard.
TERRITOIRE
La requête comprend essentiellement deux demandes, soit la reconnaissance de titre aborigène du bassin versant la rivière Harricana (ligne rouge). « Le titre aborigène est une demande qui vise à obtenir un droit de propriété. C’est de réclamer un droit foncier exclusif », explique Geneviève Motard. La deuxième demande porte sur la reconnaissance d’activités ancestrales telles que la chasse, la pêche et la trappe, à l’ouest du bassin versant de la rivière Moose (ligne verte).
La rivière Harricana occupe une place particulière dans l’histoire des Cris. Plusieurs familles y vivaient une vie nomade traditionnelle avant de se regrouper dans les années 1950, plus au sud, à La Sarre, lorsqu’il était devenu nécessaire pour leurs enfants d’être « éduqués » dans les pensionnats. En 1959, le gouvernement leur a annoncé qu’ils devaient déménager dans la réserve de Pikogan sous peine de perdre l’assistance sociale et l’assurance maladie. Depuis lors, le projet de reformer une communauté sur ce territoire ne s’est pas éteint et l’un des demandeurs est Pauline Trapper-Hester, chef de la Première Nation de Washaw Sibi (350 membres). Cette communauté, sans village et non reconnue par les deux paliers de gouvernement, cherche à s’établir sur ce territoire. « On peut envisager qu’elle sera reconnue, si le tribunal reconnaît ces droits. Ça aura pour effet de reconnaître cette communauté. Le politique suivra c’est certain », montre Geneviève Motard.
LA PREUVE
« La preuve est l’une des grandes difficultés pour les demandeurs autochtones. La charge est extrêmement lourde dans ces dossiers », concède Geneviève Motard. « Ils doivent démontrer avoir occupé de manière exclusive, régulière et suffisante le territoire depuis l’affirmation de la souveraineté de la couronne sur le territoire. »
« Le moment charnière où la Cour examine l’exercice des activités ancestrales est le contact avec les Européens. Les demandeurs devront démontrer que ces activités faisaient partie intégrante de son mode de vie de façon continue avant le contact avec les Européens », dit Geneviève Motard.
Cette preuve impliquera donc nécessairement des experts en archéologie, des historiens et anthropologues qui viendront apporter ces preuves. Le Grand Conseil des Cris a notamment engagé l’anthropologue Colin Scott de l’Université McGill dans sa démarche.