Bien avant l’avènement des nouvelles technologies, Jeremy Bentham et Michel Foucault imaginaient la théorie de la surveillance panoptique. Il s’agissait d’une prison qui, par son architecture, permettait d’observer les prisonniers sans que ceux-ci sachent si et quand ils étaient effectivement surveillés. Un jeu d’ombre et de lumière permettait aux gardiens de voir sans être vus. Les détenus se profilaient devant eux, comme des ombres non identifiées, mais dont les contours excessivement précis permettaient d’observer les moindres faits et gestes.
Cette théorie de la surveillance panoptique trouve une résonnance particulière aujourd’hui. En effet, les nouvelles technologies permettent d’appliquer ce principe non plus seulement aux prisonniers, mais également à l’ensemble de la population. Nos téléphones intelligents suivent pas à pas nos moindres déplacements et monitorent nos activités quotidiennes dans leurs plus menus détails. Les réseaux sociaux, quant à eux, permettent de prédire nos opinions ou nos habitudes de consommation avec une acuité déconcertante. Ces outils constituent en un certain sens, une forme de mirador panoptique portatif. Chacun transporte désormais dans ses poches un dispositif qui l’expose à une surveillance continue et invérifiable.
Cette omniscience des technologies de l’information constitue sans contredit un risque pour le droit à la vie privée. Or, les technologies occupent désormais une trop grande place dans nos vies pour que l’on s’en défasse. Devant ces intérêts divergents, le droit a un rôle fondamental à jouer.
La protection des renseignements personnels
Les données personnelles sont souvent décrites comme le nouvel or noir. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle et des données massives, elles ont acquis une valeur monétaire importante. Elles sont même devenues la principale source de revenus de plusieurs entreprises. Cette ruée vers l’or numérique entraîne cependant une augmentation des risques d’atteinte à la vie privée des personnes concernées par ces renseignements.
Au Canada, plusieurs lois régissent la protection des renseignements personnels. Nous nous concentrerons sur Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques [1] (PIPEDA ci-après) qui a fait couler beaucoup d’encre récemment. Je présenterai deux principales critiques quant aux impacts de cette loi sur la protection de la vie privée.
D’abord, en vertu de cette loi, seuls les renseignements portant sur une personne physique identifiée ou identifiable sont protégés. Toutefois, le sort réservé aux données anonymisées est incertain. Qu’est-ce qu’un renseignement véritablement anonymisé ? Devrait-il bénéficier de la même protection que les renseignements personnels ou d’une protection moindre ? Ces questions suscitent un véritable débat dans le milieu puisque plusieurs soutiennent qu’il n’est peut-être pas possible de désidentifier complètement les renseignements personnels sans qu’il reste un risque de réidentification [2].
Or, pendant que le débat sévit, certaines compagnies profitent de ces incertitudes pour amasser plus de renseignements qu’il ne serait nécessaire, cela causant de potentielles atteintes à la vie privée [3].
Par ailleurs, un autre principe fondateur de la PIPEDA menace le droit à la vie privée des Canadiens. Il s’agit du principe du consentement prévu à l’article 4.3 de l’annexe 1 qui permet aux entreprises qui respectent certaines conditions de collecter, utiliser et communiquer, des renseignements personnels en échange des services qu’ils offrent. Les renseignements collectés doivent être nécessaires pour réaliser les fins légitimes et explicitement indiquées au formulaire de consentement. Les intentions derrière ce principe sont nobles ; toute personne au sujet de laquelle on traite des renseignements personnels devrait en être informée et y consentir.
Cependant, dans le cas d’entreprises telles que Facebook qui peut collecter et communiquer de manière quasi illimitée les renseignements de ses utilisateurs tant que ceux-ci ont accepté ses politiques de confidentialité, le principe du consentement, dans sa forme actuelle, semble être un bien faible rempart pour protéger la vie privée des utilisateurs.
Pour ces motifs, la PIPEDA dans sa forme actuelle ne m’apparait plus suffisante pour protéger la vie privée des Canadiens. Elle n’a pas su s’adapter à l’évolution des technologies de l’information. Le Canada sera bientôt appelé à réviser cette loi pour s’assurer qu’elle demeure « adéquate » aux yeux de l’Union européenne. Il s’agira d’une bonne occasion pour réfléchir à la manière dont nous souhaitons traiter la protection de la vie privée pour l’avenir.
Cela étant, il ne faut pas non plus s’alarmer, la protection de la vie privée demeure tout de même, malgré les failles identifiées, relativement en bonne santé au Canada. La protection du droit à la vie privée prévu à l’article de 8 la Charte canadienne s’est paradoxalement mieux adaptée aux réalités technologiques contemporaines. En effet, la Cour suprême a récemment reconnu une attente raisonnable de confidentialité quant à l’information contenue dans les métadonnées [4] et les messages textes historiques [5]. Ces décisions fort opportunes constituent un rempart intéressant contre l’intrusion de l’État dans nos vies privées.
Ainsi, d’ici l’adoption d’une PIPEDA renouvelée, on peut à tout le moins se rassurer en sachant que l’État n’a pas son siège au sein du mirador panoptique.
[1] Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, c. 5
[2] Bob Zimmer, Vers la protection de la vie privée dès la conception : examen de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, Ottawa, 2018.
[3] Enquête sur les pratiques de traitement des renseignements personnels de WhatsApp Inc, 2013 CanLII 3789 (CVPC)
[4] R. c. Spencer, 2014 CSC 43
[5] R. c. Marakah, 2017 CSC 59 ;