UNIVERSITÉS : Musèlement ou le mutisme volontaire
Et si nous n’étions que de pauvres sujets? Après tout, nous sommes dans une position d’infériorité vis-à-vis de nos enseignants, quel que soit le niveau scolaire, depuis notre plus jeune âge. À quel moment le discours devient-il muselé par l’opinion prépondérante du professeur?
Le procès de Socrate consiste en l’une des meilleures illustrations des risques quant à la libre expression de ses idées. Condamné pour avoir corrompu la jeunesse, méprisé les dieux et tenté de leur en substituer des nouveaux, Socrate est mis à mort. Les titulaires du pouvoir, ébranlés par la force de ses mots, n’ont d’autres choix que de le museler. Socrate est, à ce moment, à la recherche de la vérité.
Cicéron, cinquante ans avant notre ère, prétend que « le commerce de la raison et de la parole » est le facteur qui distingue le plus l’Homme des bêtes. Il va même plus loin en affirmant que l’on est fondamentalement différent du lion et du cheval, car on ne peut leur attribuer l’équité, la justice et la bonté, conséquences directes de la raison et de la parole.
C’est à partir de la Renaissance que l’on redécouvre les écrits des Anciens et l’importance de la liberté d’expression. Pendant plusieurs siècles, on continue de transmettre les idées dans un cadre rigide, protégeant des valeurs sociales, essentiellement religieuses. Nombre de théologiens et philosophes proposent de répondre aux guerres de religion par la parole plutôt que par les armes.
Puis, c’est au siècle des Lumières que l’on défend la liberté d’expression avec le plus de vigueur. Au faîte du pouvoir absolu de droit divin, où règne l’arbitraire, les intellectuels propagent des idées dans leurs écrits qui sauront bouleverser le cours de l’Histoire. Voltaire se dit prêt à mourir pour la liberté d’expression des autres, même s’il est en désaccord avec leurs propos. Beaumarchais à travers son personnage de Figaro dit que « sans la liberté de blâmer il n’est pas d’éloge flatteur ». Kant va même jusqu’à placer la liberté d’expression au rang de droit inné.
Enfin, trois quarts de siècle plus tard, en 1859, John Stuart Mill publie De la liberté, un ouvrage qui devient une référence en termes de libéralisme. Pour lui, la liberté d’expression est la pierre angulaire d’une meilleure découverte de la vérité, d’une meilleure compréhension. Il évoque à maintes reprises la recherche de la vérité et sa nécessité au sein d’une démocratie.
22 février 1943 : Christoph Probst, Sophie et Hans Scholl sont guillotinés pour haute trahison et propagande. On retient d’elle sa seule phrase de défense : « Quel beau jour, quel soleil magnifique, et moi je dois mourir. Mais combien de jeunes gens, de garçons pleins d'espoir, sont tués sur les champs de bataille… Qu'importe ma mort si, grâce à nous, des milliers d'hommes ont les yeux ouverts ». Ce sont leurs tracts hostiles au régime nazi et à la guerre qui les font condamner.
L’arrêt R c. Sharpe nous éclaire : « Au nombre des droits les plus fondamentaux que possèdent les Canadiens figure la liberté d’expression. Celle-ci rend possible notre liberté, notre créativité ainsi que notre démocratie, et ce, en protégeant non seulement l’expression qui est "bonne" et populaire, mais aussi celle qui est impopulaire, voire offensante. Le droit à la liberté d’expression repose sur la conviction que la libre circulation des idées et des images est la meilleure voie vers la vérité, l’épanouissement personnel et la coexistence pacifique dans une société hétérogène composée de personnes dont les croyances divergent et s’opposent. Si nous n’aimons pas une idée ou une image, nous sommes libres de nous y opposer ou simplement de nous en détourner ».
C’est ainsi que l’on en vient à se questionner sur la liberté d’expression au sein des plus hautes institutions de savoir d’une société, les universités. Le milieu universitaire est aux prises d’un problème d’envergure: il devient difficile de proposer des idées à contrecourant. Mais c’est justement où l’enseignement de Mill est primordial à la compréhension de notre société. La vérité, selon lui, ne peut se faire jour que par la confrontation des idées et des opinions divergentes. Il dit, de manière générale, que l’Homme éprouve de la haine et de la peur pour tous ceux qui osent mettre en doute les opinions qu’il juge, lui, fondamentales. Finalement, il soutient que la grandeur intellectuelle collective d’un peuple dépend du degré de tolérance des propos tenus en son sein.
Il est d’autant plus facile de prôner des idées défendues par une très vaste majorité. Il faut, plus souvent que l’on voudrait se l’admettre, prendre la position du professeur. En effet, « les princes absolus, ou d’autres personnes accoutumées à une déférence illimitée, ressentent ordinairement cette entière confiance dans leurs propres opinions sur presque tous leurs sujets». Certains proposent leurs opinions à titre de vérités indubitables, en font une doxa que l’on ne peut échapper. Des professeurs font même de leurs cours une initiation à l’activisme politique. C’est à ce moment que l’étudiant, conscient de sa situation, ne défend plus ses idées. Ne discute plus. N’argumente plus. La tyrannie de la majorité, développée par Constant, Tocqueville, Mill, Hayek et j’en passe, pousse l’étudiant vers un mutisme volontaire, non pas par faute d’idées. Le tribunal inquisitoire populaire de la pensée unique se doit de disparaître. L’échange mène au compromis, et laisse derrière le fanatisme.