Vers un libre échange canadien
Le 4 mai dernier, le tribunal de la plus haute instance du pays a accepté d’entendre l’affaire Comeau devant son panel. Que ce soit des politiciens ou économistes, nombreux sont curieux de savoir ce qu’il adviendra de cette rocambolesque saga.
Afin de remettre l’affaire en contexte, voici un bref résumé des faits. M. Comeau est un résident de la province du Nouveau-Brunswick, à quelques kilomètres de la frontière du Québec, qui a l’habitude de venir acheter ses bières à moindres coûts dans notre province. Malheureusement pour lui, le gouvernement du Nouveau-Brunswick souhaite mettre fin à cette pratique contraire à l’article 134 de la Loi sur la règlementation des alcools, qui stipule que nul ne peut être en possession d’alcool provenant d’une autre province. M. Comeau se fait donc arrêter en possession de plus de 350 canettes de bière provenant et est passible d’une amende de 292,50$.
C’est à ce moment que les choses deviennent intéressantes. Plutôt que de s’affranchir de son amende, M. Comeau préfère s’attaquer à la source du problème et de mettre à terre l’ensemble des barrières interprovinciales canadiennes, qu’il juge contraires à la notion de fédéralisme, ainsi qu’à la volonté des pères fondateurs de la confédération. Le plus insolite, c’est que l’honorable Ronald Leblanc, juge de première instance du Nouveau-Brunswick, lui donne raison et déclare inconstitutionnelle toute barrière à la libre circulation des biens entre les provinces. L’arrêt permet de faire un retour sur la notion de commerce interprovinciale et des raisons historiques ayant amené à la naissance de notre confédération. Si
l’on se projette dans les années 1860, à la veille de la naissance du Canada, on remarque des effets collatéraux de la guerre de Sécession, prenant place chez nos voisins du Sud. À cette époque, notre colonie britannique vit en grande majorité des échanges avec les États-Unis, mais la guerre civile américaine provoque un amoindrissement du commerce avec ces derniers. En effet, beaucoup d’Américains avaient l’impression que les habitants de l’Amérique du Nord britannique étaient des sympathisants de la Confédération sudiste. À tort ou à raison, ils leur reprochaient d’aider le Sud dans la guerre de Sécession américaine. Cela a amené les États-Unis à imposer une panoplie d’obstacles non tarifaires aux produits importés des colonies britanniques (fouilles, inspection, paperasse, etc.).
Tous ces obstacles ont amené les politiciens canadiens de l’époque à repenser leur façon d’organiser leur commerce. Plutôt que d’adopter des échanges Nord/Sud, pourquoi ne pas orienter les échanges d’est en Ouest? Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, la Grande-Bretagne ne jure que par la libre entreprise et une intervention minimale du gouvernement dans le secteur privé. Les Britanniques ont conclu qu’en éliminant les obstacles commerciaux, tant internes qu’externes, et en laissant le marché évoluer librement, on obtiendrait les taux de croissance économique les plus élevés. Le gouvernement britannique a remplacé les recettes qui provenaient auparavant de droits de douane régressifs par un impôt sur le revenu payé par les 2% des familles britanniques les plus favorisées. L’idée du libre-échange s’est profondément ancrée dans la culture politique britannique et pendant les années 1860, la politique britannique distinctive en faveur du libre-échange était reconnue à l’échelle internationale.
Étant donné que nous étions à l’aube de la rédaction de la Loi constitutionnelle de 1867, les pères fondateurs se sont en grande partie inspirés de cette politique économique pour la rédaction de l’article 121 de notre constitution.
Les propos de George Brown, un des Pères de la Confédération, lors des débats sur la Confédération du 12 septembre 1864, témoignent de cette volonté d’un état sans frontière ni obstacle entre les différentes provinces :
[…] L’union de toutes les provinces supprimerait tous les obstacles commerciaux entre nous et ouvrirait d’un seul coup […] un marché totalisant 4 millions d’habitants. Vous autres, dans l’Est, vous nous enverriez votre poisson, votre charbon et vos produits agricoles des Antilles, tandis que nous vous enverrions en retour la farine, les céréales et les viandes que vous achetez maintenant à Boston et à New York. Nos marchands et nos fabricants verraient un champ nouveau s’ouvrir devant eux; les avocats plaidants des plus petites provinces auraient la perspective d’exercer leur profession dans toutes les provinces pour stimuler leur ambition; un titulaire de brevet pourrait faire valoir son droit dans toute l’Amérique britannique; bref, tous les avantages du libre commerce qui a été si profitable aux États-Unis seraient immédiatement accessibles à nous tous.
La question est donc de savoir si maintenant, en 2017, il est possible d’interpréter de façon « large et libérale» la volonté de nos pères fondateurs, afin d’abolir les frontières et les différentes réglementations entre les provinces. La cause devrait être entendue au début de l’année 2018.
Si l’on s’intéresse au commerce interprovincial canadien, on remarque que le flux de transactions interprovinciales est en baisse par rapport aux flux internationaux, et ce, depuis le début des années 1980. Ce flux a été affaibli encore davantage par l’adoption de l’ALENA, en vigueur depuis janvier 1994. Les différentes provinces préfèrent exporter ou importer leurs produits vers d’autres pays, voir d’autres continents, plutôt que d’échanger avec leurs voisins nationaux. En réponse à cette tendance, les gouvernements des Provinces ont adopté l’Accord sur le Commerce intérieur, entré en vigueur en juillet 1994. Malheureusement, les effets de cet accord sont très timides et le marché américain séduit davantage que le marché canadien.
Compte tenu du contexte politique actuel, soit la volonté du président Trump de mettre à mal l’ALENA, ainsi que par l’entrée en vigueur de l’accord de libreéchange avec l’Union européenne, il est plus qu’important de réfléchir à l’impact que pourrait avoir une décision de la Cour Suprême sur le commerce interprovincial. Les gouvernements des provinces auraient grandement à gagner d’un libre échange, plutôt que d’un isolement et au protectionnisme actuellement en vigueur. Par l’entrée en vigueur le premier juillet dernier de l’Accord de libre-échange canadien (ALEC), les gouvernements des provinces semblent effectivement concernés par cette problématique. Cependant, et malheureusement pour M. Comeau, encore beaucoup de domaines sont encore exclus de l’accord, tel que l’énergie et l’alcool…