RÉFLEXION NOCTURNE
Catherine Jeanne Pelletier
Peut-être est-ce parce que j’écoute Only time d’Enya en boucle depuis 90 minutes, à me morfondre dans mon lit tout en faisant jouer les pires scénarios catastrophes dans ma tête, mais au moment d’écrire ces lignes, je prenais un pervers plaisir à penser à tous ces moments où je l’ai échappé. Et par l’échapper, je ne parle pas seulement de la fameuse fois au feu Star Bar où, du haut de mes 16 ans, j’ai cru bon d’imiter Superman dans les escaliers, s’en est suivi un délicieux hématome à la grandeur de mon visage, mais également ces moments qui vous restent en tête plusieurs années durant, ces et si, si j’avais su, si j’avais agi autrement, si j’avais dit non, si j’avais dit oui … Notre mémoire, nos regrets, nos souvenirs à retardement, qui parfois prennent trop de place et nous empêchent de penser rationnellement, de se concentrer sur nos lectures en droit patrimonial, de s’endormir sans y consacrer au préalable deux bonnes heures. J’ai en tête un évènement qui s’est passé cet été. Je n’y avais pas songé un seul instant depuis, mais tout m’est revenu en bloc en voyant une pauvre fille, seule, un soulier orphelin au pied et assoupie sur une banquette au Shaker, la semaine dernière (elle avait bu plus que du Nesquik aux fraises cette soirée-là, je serais prête à le parier). Je me rappelle m’être dit que j’étais contente de ne pas être à sa place, d’être soulagée de ne plus sentir le besoin d’atteindre le chic niveau de Lindsay Lohan lors de sortie à se déhancher au Dag, et d’être en mesure de me contenter de deux verres d’alcool sans difficulté désormais. D’être plus alerte vis-à-vis le danger inhérent (et je n’exagère même pas) associé aux soirées dans les bars. Puis j’ai pensé à cet été, ma date était sur le point de se terminer, et nous étions heureux de profiter des derniers moments de ce rendez-vous par une promenade sur la Terrasse Dufferin (c’est romantique hein?). Alors que nous étions sur le point de conclure par un chaste baiser surplombant le fleuve, j’aperçus du coin de l’œil une femme. Elle était étendue sur le monument de Wolfe et Montcalm dans le parc des gouverneurs, vous savez ce parc situé sur la gauche du Château Frontenac avec le monument en forme de tourelle blanche? Intoxiquée, saoule, confuse, j’ignore qu’est-ce que cette femme avait, mais visiblement elle n’allait pas très bien. La trentenaire roulait sur elle-même lentement. Comme elle semblait seule et que nous approchions de minuit, j’ai cru bon d’indiquer à mon boy, le frustrant ainsi de l’occasion idéale d’embrasser une top-lady, qu’il faudrait aller vérifier son état. Alors que nous nous approchions d’elle, un homme sortit de sa voiture stationnée près du parc et nous informa qu’il était avec elle, qu’il s’en occupait. Sans poser plus de questions, rassurés à l’idée que quelqu’un prendrait soin de cette femme, nous retournions nous occuper de nos petites affaires.
Six mois plus tard, je pense encore à cette soirée, souvent même. Et pas seulement à cause des abdominaux découpés du beau William, mais à cause de ma réaction vis-à-vis cette femme. Qu’est-ce qui lui est arrivée, je ne le sais pas, et ne le saurai probablement jamais. Je sais cependant que je n’ai jamais vérifié avec cette dame si elle allait bien, je ne lui ai pas demandé si elle connaissait cet homme, et n’ai pas non plus questionné celui-ci à savoir ce qui lui était arrivée pour qu’elle se retrouve dans un si piètre état. Et je m’en veux. La solidarité féminine m’apparaît comme d’un mouvement indispensable et précieux. Cette même solidarité qui me fit monter les larmes aux yeux lorsque plus jeune, je n’ai pas été en mesure de répondre à cet homme harcelant et menaçant dans l’autobus, et qu’une dame de l’âge de ma mère insista pour me reconduire chez moi pour s’assurer que l’homme ne me suive pas. Cette solidarité qui est appliquée chaque soir dans les bars, un regard appuyé et un sourire pour signifier à l’autre qu’on est bien conscient de sa situation et qu’on est là pour l’aider en cas de besoin.
Cette solidarité qui fait chaud au cœur, qui vient nous rappeler que le monde est bon. Qui n’est pas toujours féminine, loin de là, on en a bien besoin de ces gars-là généreux et sensibles à l’autre. Je me rappelle très bien, il y a quelques semaines, alors que j’attendais l’autobus (c’est étonnant tout de même à quel point il s’en passe des situations malaisantes dans le 801) en ville après mon shift de soir, comment un jeune homme s’interposa silencieusement entre un ivrogne bedonnant et déplacé et une jeune fille trop timide pour imposer ses limites. La fierté que j’ai ressentie en le voyant défendre cette jeune femme.
Comme quoi la solidarité se présente de diverses manières, de différentes façons, elle est imprévue, inattendue, et essentielle. On n’a pas de pouvoir sur notre passé, mais on peut choisir d’être bon, d’avoir de la compassion, d’être généreux, d’être sensible, ça on le peut et ça, on le doit.