DES LARMES NÉCESSAIRES
Par Sarah Burke, Attachée aux finances
Le 28 novembre dernier, le premier ministre Trudeau a présenté, à la Chambre des communes d’Ottawa, des excuses officielles de la part du gouvernement pour la discrimination institutionnelle de la communauté LGBTQ (« purge homosexuelle ») par le gouvernement fédéral, discrimination qui s’est échelonnée sur plusieurs décennies. Une somme de 110 millions de dollars a également été mise de côté pour dédommager ces victimes, avec 15 millions additionnels qui seront alloués à divers projets à titre commémoratif. Plusieurs ont moqué le fait que M. Trudeau ait encore versé des larmes, marquant au moins la sixième fois qu’il pleure en public au cours des deux années de son mandat. Soit, notre premier ministre semble être plus émotif que la norme, mais les excuses qu’il a faites étaient largement nécessaires.
Historiquement, la communauté homosexuelle, bisexuelle et trans a été victime d’une persécution sordide perpétrée par l’État, particulièrement au sein des Forces canadiennes, de la GRC et de la fonction publique. À partir des années 40, des politiques visant à criminaliser, opprimer et se débarrasser des membres de la communauté LGBTQ ont été adoptées par le gouvernement. En effet, dès qu’une personne était ouvertement homosexuelle, ou soupçonnée de l’être, elle était soumise à une série d’enquêtes mandatées par l’État sur sa vie privée. Parmi ces enquêtes était le « Fruit Machine », un appareil censé déterminer l’orientation sexuelle d’une personne en observant la dilatation de ses pupilles lorsqu’on lui faisait regarder des images des gens du même sexe qu’elle. La communauté LGBTQ a terriblement souffert de ces intrusions à leur vie privée, lesquelles ont mené tour à tour à leur congédiement, à des invitations à quitter leurs postes pour suivre des traitements psychiatriques, à des rétrogradations, à des absences de promotion, et j’en passe. Ce n’est qu’en 1992 que cette purge discriminatoire a enfin pris fin, lorsque la Cour fédérale du Canada a jugé qu’une personne ne pouvait plus être exclue des Forces canadiennes en raison de son homosexualité.
« Vous n’étiez pas de mauvais soldats, navigateurs et aviateurs. Vous n’étiez pas des prédateurs. Vous n’étiez pas des criminels. Vous avez servi votre pays avec intégrité et courage. Vous êtes des professionnels, vous êtes des patriotes et, par-dessus tout, vous êtes innocents. Pour toute votre souffrance, vous méritez que justice soit faite et vous méritez la paix. » - Justin Trudeau
Plusieurs anciens membres de la fonction publique, ostracisés pour leur orientation sexuelle, ont assisté à la diffusion des excuses de M. Trudeau à Ottawa. Visiblement émus, certains affirment n’avoir jamais cru voir une telle progressivité de la part de l’État de leur vivant. D’autres affirment que bien qu’il s’agisse d’un pas dans la bonne direction, beaucoup de progrès reste encore à être fait, notamment concernant le traitement des jeunes homosexuels dans les écoles et la levée de l’interdiction pour les homosexuels de donner du sang.
Ainsi, bien que les excuses entachées de larmes de Trudeau puissent paraître comiques au premier coup d’œil, on se rend compte bien vite qu’il n’y a rien de vraiment drôle. À ce jour, l’homophobie persiste. Le fait qu’une figure politique aussi importante se positionne aussi clairement et fasse une reconnaissance de faute aussi humainement est énorme pour les victimes. C’est une étape d’un processus de libération qui est nécessaire.
Si la reconnaissance de droits passe d’abord par la loi et les tribunaux, elle passe ensuite par les esprits des gens, soit par le changement des mentalités et des perceptions. Un droit qui est codifié n’est pas toujours un droit qui, dans les faits, est acquis. Un habitué de la fierté gaie même avant d’avoir été élu, M. Trudeau pourrait avoir un impact réel sur la cause. C’est d’ailleurs son père, qui, en 1967, a décriminalisé l’homosexualité et a prononcé les mots célèbres : « l’État n’a aucune place dans la chambre à coucher ».
Pensons à nos voisins américains, qui doivent se contenter du Vice-président Mike Pence qui s’est prononcé en faveur de l’électroconvulsivothérapie pour les homosexuels, une méthode qui consiste essentiellement à provoquer une crise d’épilepsie au patient au moyen de chocs électriques au cerveau. Pour ma part, je préfère largement avoir un premier ministre avec la larme facile.
Certes, on peut reprocher plusieurs choses à notre premier ministre. Le fait de s’attarder davantage sur la forme que sur le fond. Le fait d’avoir soudainement oublié sa promesse de réforme de scrutin. Le fait d’avoir nommé un ministre des Finances empreint de scandales, et j’en passe. Mais le fait d’avoir défendu une cause qui lui tient à cœur? Il me semble que non.
D’ailleurs, pourquoi s'attarder ainsi sur ses larmes? Sommes-nous encore attachés à cette idée archaïque de la virilité selon laquelle un homme ne peut pas avoir le cœur sur la main? Est-il défendu pour les politiciens d’un certain statut de montrer un brin d’émotion? Serait-il temps d’arrêter de traiter les pleurs comme un tabou?