QUELQUES MOTS SUR L'EURO
Par Alexandre Thibeault
Je me rappelle vaguement d’une soirée dans un bistrot du parc Montsouris qui fut la scène d’une querelle légendaire entre partisans et détracteurs de l’euro, Français et Québécois compris, qui dégringola d’une conversation économique en une discussion politique qui elle même devint lutte idéologique pour tomber dans une passion presque poétique. C’est peut-être ce qui représente le mieux ce que je reproche au débat sur la monnaie commune, la raison qui tend à se perdre dans les émotions. Tant les europhiles que les eurosceptiques déforment cet instrument économique pour l’ériger en symbole d’un projet politique beaucoup plus large, symbole qu’ils s’empressent dès lors de vénérer ou exécrer sans en scruter les mérites ou démérites qui se fichent bien de la couleur des drapeaux.
Ce texte s’inscrit en continuité avec l’École d’automne sur l’Union européenne, une série d’ateliers auxquels assistèrent une poignée d’infatigables étudiants des trois cycles confondus pendant la semaine du 28 octobre, tandis que le reste de la Faculté profitait d’une semaine de repos bien méritée. Lors de la quatrième journée, un type du nom de Bertrand de Largentaye, ex-mandarin aguerri des institutions européennes, vint nous parler de sa vision de la réforme de la zone euro. D’une voix étonnamment radiophonique, il attaqua les enjeux de la crise bancaire et du chômage avec une formidable aisance, quoiqu’enrobés dans un jargon malheureusement si technique que plusieurs en manquèrent l’essentiel. C’est peut-être le second problème du débat sur l’euro. Quand on évince enfin toute la passion pour parler en termes économiques, qui veut bien écouter ? Et je les comprends très bien.
Profitons-en donc pour reprendre les passionnants propos du professeur de Largentaye et parler de problèmes et de solutions de la zone euro, bien à l’abri de la colère qui gronde toujours de l’autre côté de l’Atlantique.
Un petit hic et un autre petit hic
En réalité, l’euro n’a jamais signifié un seul projet. Il existe autant d’idées sur la création d’une monnaie commune qu’il existe de saveurs de crème glacée. La saveur de l’euro que s’est donné l’Europe déteste l’inflation et ne permet pas de compenser les perdants, et ce sont ces deux éléments qui lui donnent un arrière-goût amer, du moins pour quelques millions de jeunes chômeurs.
Pourquoi pas d’inflation ? C’est le compromis qu’ont conclu la France et l’Allemagne lors de la création de l’euro. Les Allemands étant réticents à embarquer dans le projet, sachant que leur futur serait lié à celui d’États déficitaires et frivoles, ils ont tenu dur comme fer à ce que la Banque centrale européenne maintienne un taux d’inflation strict de deux pourcent. C’est que l’Allemagne a une peur bleue de l’inflation, en raison de la spirale inflationniste des années vingt qui la mena tout droit dans le fascisme. Donc, qui dit non à l’inflation dit non à la politique monétaire, donc impossible de baisser les taux d’intérêts pour stimuler l’investissement et l’emploi, comme le font la Réserve fédérale américaine et la Banque du Canada. Quoique le président de la BCE Mario Draghi réussit à plier un peu ces règles pendant la crise, cela reste une faille importante de la monnaie commune, inscrite jusque dans les traités européens.
Qu’en est-il de la compensation des perdants ? Et qui sont ces perdants ? Pour revenir à la base, ce que fait une monnaie commune, c’est d’empêcher les États de jauger leur taux de change pour favoriser les exportations dans le but de créer de l’emploi. L’avantage de cela, c’est qu’il devient plus facile d’échanger et d’investir avec ses voisins, ce qui crée de la croissance, puisqu’on n’a pas peur que ceux-ci dévaluent leur monnaie à notre insu. Dans le cas des États de la zone euro, leurs économies sont si diversifiées que l’arrivée de l’euro a eu pour effet de favoriser les exportations allemandes aux dépens de l’emploi dans les États périphériques comme la Grèce, l’Espagne et l’Italie, qui achètent allemand, souvent avec du crédit allemand. On a cru, à tort, que l’introduction d’une monnaie commune aurait comme effet de rapprocher les économies, quand c’est le contraire qui est arrivé : on a dopé l’Allemagne et sevré les pays du Sud.
En raison de ce débalancement, ces États obligés de s’ajuster à la compétition germanique, puisqu’ils ne peuvent pas utiliser la planche à billets, ont comme seule possibilité de couper les salaires et les programmes sociaux (ce qui réduit les prix et rend l’économie plus compétitive sur le marché européen), alimentant la grogne populaire et versant de l’huile sur un feu populiste déjà bien garni.
Remettre les pendules à l’heure
Selon Joseph Stiglitz, Nobel d’économie, il existe trois portes de sortie à cette crise. La première privilégie la sortie pure et simple de l’euro et le retour vers les monnaies nationales, donc la souveraineté monétaire, ce qui permettrait aux États de dévaluer comme bon leur semble, dans les balises que leur permettraient un nouveau traité. La seconde propose une réforme des institutions de la zone euro, avec davantage de contrôle démocratique, mais surtout avec la création de très merveilleux mécanismes de compensation. La troisième propose un « euro flexible », avec la possibilité pour les États de regagner un certain contrôle sur leur politique monétaire. En bref, c’est pas d’euro, plus d’euro ou un euro plus souple.
Je me permets d’élaborer davantage sur la seconde option, puisque c’est pour celle-ci que penchait notre émérite interlocuteur. C’est aussi celle qui est préconisée par le président Emmanuel Macron et qui pourrait être avalisée par les Allemands si la chancelière Merkel réussit à convaincre les sociaux-démocrates de se rallier à son parti pour former une coalition.
Les mécanismes de compensation que l’on peut envisager sont les suivants : une harmonisation de la fiscalité dans l’Union européenne pour lutter contre le dumping fiscal, la création d’un budget de la zone euro financé par la taxation des transactions financières, la création d’une assurance-chômage européenne, la possibilité d’émission d’obligations européennes, ce qui permettrait aux États d’aller chercher plus de financement sur les marchés, à un taux plus avantageux.
Toutes ces initiatives permettraient aux institutions européennes et aux États eux-mêmes de financer les infrastructures et stimuler l’emploi dans les pays perdants qui ont fait face à l’austérité ces dernières années, tout en prenant dans les poches des gagnants. On peut penser à ces mécanismes comme une forme de péréquation comme on la connait au Canada. Par analogie, si un dollar canadien faible favorise l’exportation pour une région du pays et pénalise une province dont l’économie est totalement différente et qui dépend des importations, les transferts fiscaux et les investissements du gouvernement fédéral rééquilibrent la donne. C’est tout simplement une question de solidarité, mais cette solidarité est beaucoup plus facile à maintenir, malgré tout, entre la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick qu’entre l’Allemagne et la Grèce. C’est pourquoi tout dépend de la coalition qui prendra le pouvoir en Allemagne.
L’Allemagne a longtemps eu le beurre et l’argent du beurre, mais le temps est venu de partager la prospérité, sinon l’Europe au complet serait susceptible de perdre au change.