Cette année, le Barreau a enfin révélé les cartes de son jeu : dans une présentation de l’École du Barreau de Québec du 29 novembre 2017, le diaporama affichait fièrement la liste des matières susceptibles d’examen. Preuve, procédure, personne, famille, succession, responsabilité, obligations et contrats, priorités et hypothèques, public, administratif, travail, affaires, pénal : voilà La Liste, si vous l’avez manquée. On pourrait aussi y ajouter certaines autres matières, dont la présence à l’examen filtre des diplômés aux étudiants.
D’un côté, enfin l’ordre professionnel met au grand jour son programme qu’il cachait auparavant, pour « laisser aux étudiants la liberté de choisir les cours qu’ils veulent durant leur baccalauréat », nous disait-on, sourire en coin aux lèvres. Malheureusement pour vous, ce côté des choses ne me satisfait pas et mon article se continuera[1].
Le Barreau souhaite « mettre à niveau » les étudiants de partout au Québec pour contrôler l’accès à la profession. De la même façon, au secondaire ou au cégep, le ministère de l’Éducation contrôle l’octroi des diplômes avec des examens uniformes. La différence est toutefois la suivante : le Barreau conçoit l’examen, mais il ne présente pas le baccalauréat. L’École du Barreau a évidemment vu le problème et y a remédié rondement : elle diffuse la liste des cours à prendre pour bien réussir sa propre formation et son examen final. Ainsi, elle se substitue à l’université et crée la liste des « cours facultatifs, mais obligatoires ». Le tronc commun des étudiants en droit est donc élargi aux matières nécessaires à la réussite de l’examen de l’ordre.
Un sentiment de dilemme et de stress chez les étudiants résulte de cet élargissement qui laisse place à une difficile prise de décision. Dois-je prendre ce cours contributoire intéressant, ou laissé-je le Barreau ouvrir le Portail et présélectionner une belle liste de droit des affaires ? Si je me gâte en m’inscrivant à un cours non listé, je m’inquiéterai du même coup de mon sort devant le Barreau. Que je me plie aux exigences de la Profession et j’échapperai alors peut-être au coup du bâton, mais je m’abrutirai pendant quarante-cinq heures.
Des étudiants sont passés par l’examen de l’ordre sans respecter La Liste et ils ont réussi, c’est un fait. D’autres encore suivent les cours recommandés par le Barreau par intérêt propre pour ces matières. Il semble pourtant que La Liste apporte un stress dont tous pourraient bien se passer : les cours facultatifs mais obligatoires sont prisés, sans pour autant que la Faculté n’aménage leur accessibilité continue, contrairement aux cours obligatoires. Une seconde Liste, celle des cours d’été — « sujette à changement sans préavis », nous dit nonchalamment la Faculté — est un exemple éloquent de course aux cours du Barreau, dont les gagnants sont simplement les personnes ayant accumulé le plus de crédits. Finalement, les étudiants contorsionnent leur horaire ou passent des heures sur le Portail à vérifier si une place se libère, sans oser se permettre le luxe de préférer un professeur ou une plage horaire à un autre.
En fait, l’enjeu se cache dans l’expression à la mode chez les administrateurs universitaires : « Il faut arrimer la formation aux besoins du marché ». Selon cette formule, les salles de classe se transforment en local de formation des ressources humaines du droit, et ce, seulement lorsqu’une contrainte budgétaire (camouflée sous le voile de « la flexibilité et de l’importance d’intégrer de nouvelles technologies pour attirer la nouvelle génération ») n’imposera pas un dressage à distance. Le Barreau priorise les matières pratiques sur le marché du travail, c’est-à-dire celles que les employeurs préfèrent, et c’est normal : c’est un ordre professionnel. Mais voilà que le baccalauréat se teinte du bourgogne du Barreau, puis la curiosité intellectuelle des étudiants s’arrime avec le marché du travail : « En théorie, tu peux étudier le droit des aînés ; or, le Marché préfère les Affaires ; alors, étudie les Affaires », nous chuchote La Liste.
Ce serait évidemment absurde de ma part de prétendre que l’université ne doit avoir aucune considération pour l’emploi de ses étudiants. Les bacheliers ne se prélassent pas au haut d’une tour d’ivoire après la délivrance de leur diplôme, et seront plutôt à l’emploi ailleurs que sur le campus universitaire. Dans cette optique, je reproche un excès de zèle aux professeurs de droit qui insistent sur des technicités inutiles en pratique professionnelle et sans intérêt intellectuel, comme mettre à examen la capacité d’un étudiant de calculer un délai du Code de procédure civile sans calendrier, en cachant en plus dans le problème un samedi et un jour férié. De la même manière, un bachelier ne pourrait prétendre être avocat si son relevé de notes ne montrait que des Analyse [… économique, sociologique, féministe…] du droit : il serait plutôt précisément sociologue ou économiste.
Il reste cependant que l’absurde enveloppe l’idée que l’éducation doive se plier aux exigences de l’offre et de la demande de l’emploi. Les cabinets d’avocats n’ont jamais constitué l’autorité intellectuelle et ils ne la constitueront jamais. La couronne sied mal sur la tête de n’importe quel employeur, dans n’importe quel domaine ; la coutume académique occidentale prévoit un autre souverain. L’éducation libérale ne refuse pas de prévoir une Liste elle aussi : l’université a le pouvoir d’imposer un curriculum à l’étudiant, « quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir[2] ». Sans égard aux demandes changeantes du Marché, la tradition universitaire a élu certaines matières nécessaires à une bonne éducation pour sculpter l’esprit critique de celui qui les étudie. Assurément, le cours Philosophie du droit ne sera d’aucune utilité directe au stagiaire qui fait une revue de la jurisprudence sur l’art. 80.20 de la LAA. Il n’aidera pas plus l’étudiant à réussir son examen du Barreau. Or, le cours contribuera à un projet plus grand que celui de dresser un professionnel : il formera un juriste, un intellectuel et un homme cultivé. Il vaut mieux avoir « la tête bien faite, que bien pleine[3] », disait Montaigne, et c’est là sur quel type de tête sied la couronne. L’université forme des universitaires ; qu’elle ne forme jamais des marchands. Vous avez le droit de satisfaire votre curiosité intellectuelle : voilà le slogan du Barreau mis à bon usage.
_______________________________________________________________________________
[1] Mes futurs employeurs et le Barreau noteront que j’ajoute ici, à titre de charmes protecteurs, quelques arrêts qui explicitent l’interprétation large que doit recevoir la liberté d’expression au Canada et au Québec, prévue au para. 2 b) de la Loi constitutionnelle de 1982 et à l’art. 3 de la Charte des droits et les libertés de la personne : R c Sharpe, R c Khawaja, Irwin Toy Ltd c Québec (Procureur général), Ford c Québec (Procureur général), Edmonton journal c Alberta (Procureur général).
[2] Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chap XXVI : « De l’institution des enfants, à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson », Paris, Gallimard, Folio classique, à la p 319.
[3] Ibid.