L’arrêt Procureur général du Canada c. Bedford, monté jusqu’en Cour suprême a fait couler beaucoup d’encre en droit canadien et a modifié considérablement la situation des travailleuses du sexe au Canada. Il soulève un bon nombre de problématiques qui se rattachent au droit constitutionnel, aux droits et libertés de la personne ainsi qu’au droit criminel. Ainsi, tout bon étudiant en droit qui chemine au baccalauréat depuis quelque temps en a déjà entendu parler. Pour ceux et celles qui ne savent pas de quoi il s’agit, voici un court résumé :
En 2008, trois travailleuses du sexe ont intenté des procédures laborieuses visant à rendre inconstitutionnelles trois dispositions du Code criminel qui criminalisent différentes activités en lien avec la prostitution. Elles indiquent que celles-ci portent atteinte à leur droit à la vie, à la sécurité et à la liberté, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [ci-après Charte canadienne]. Elles soutiennent que les articles 197(1), 210, 212(1) j) et 213(1) c) du Code criminel empêchent les travailleuses du sexe de prendre certaines mesures de sécurité. Elles ne peuvent pas, par exemple, en raison de ces dispositions, embaucher un garde du corps ou encore procéder à l’évaluation préalable de leurs clients. Elles affirment qu’en aucun cas les dispositions ne peuvent être justifiées dans une société libre et démocratique et qu’elles doivent donc être invalidées par la Cour. Cinq ans plus tard, après une longue bataille constitutionnelle, la Cour suprême tranche : les trois dispositions ne résistent pas au test du contrôle de constitutionnalité commandé par l’article premier de la Charte canadienne et portent atteinte de manière injustifiée au droit à la vie, à la sécurité et à la liberté des travailleuses du sexe. La Cour accorde une année au gouvernement pour retirer les anciennes dispositions ou en instaurer de nouvelles. Ainsi, en réponse à cet arrêt, le gouvernement conservateur adopte la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, qui entre en vigueur le 6 décembre 2014 et modifie le Code criminel[1].
Si certains soutiennent que cette réponse du gouvernement était appropriée, dans les faits, le régime instauré par cette nouvelle loi ne modifie pas réellement la situation des travailleuses du sexe au Canada et ne réussit pas à leur procurer un environnement qui soit plus sécuritaire. On criminalise davantage la prostitution, afin de voir chuter le nombre de personne s’adonnant à cette activité et on renforce les lois, au nom de l’ordre public, exposant ainsi les travailleuses du sexe à de plus grands dangers.
Les objectifs visés par la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation
Dans un document technique accessible sur le site du Ministère de la justice du Canada intitulé « Projet de loi C-36, Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation », on étaye les différents objectifs et les raisons qui ont mené le gouvernement à formuler une telle réponse à l’arrêt Procureur du Canada c. Bedford. À la lecture de ce document, on comprend que le gouvernement souhaite changer la perception de la société à l’égard de la prostitution et diminuer le nombre de personnes qui s’y adonnent, tant les clients que les vendeurs de services. Résultat : on victimise les travailleuses du sexe en indiquant que leur situation est influencée par une multitude de facteurs socio-économiques négatifs ou encore que leur présence dans le milieu est attribuable au phénomène d’exploitation sexuelle. Bref, on insinue que toutes les travailleuses du sexe, sans exception, se retrouvent à exercer ce métier contre leur gré. Ainsi, plutôt que de les considérer comme étant des nuisances, elles sont désormais perçues comme des victimes.
Cependant, aucune statistique ne permet réellement de prouver ce point. En effet, puisque la prostitution entraîne certains stigmates, peu de travailleuses déclarent ce qu’elles font. Il n’existe donc pas de chiffres qui puissent servir à vérifier les assertions du gouvernement à ce sujet. Or, sur le terrain, certaines femmes affirment œuvrer dans ce domaine en toute connaissance de cause et ne pas être des « victimes » du réseau. Un documentaire réalisé et propulsé par Vice Canada intitulé « The New Era of Canadian Sex Work »[2] illustre cette réalité. On y rencontre plusieurs travailleuses du sexe qui indiquent que cette perception, qui victimise leur situation, est néfaste et ne change pas réellement ce qui était revendiqué par les requérantes dans l’arrêt Bedford.
Le gouvernement, dans sa Loi, tente d’accroître la sécurité du public plutôt que d’accorder une plus grande protection aux travailleuses du sexe. Un sénateur a d’ailleurs indiqué que le projet de Loi C-36 n’a pas été proposé dans le but de protéger les travailleuses du sexe, mais bien pour abolir la prostitution.
La Loi instaure donc à cet effet un bon nombre de restrictions et crée des infractions nouvelles en lien avec la prostitution. On criminalise, par exemple, l’achat de services sexuels. On protège également les enfants des effets néfastes de la prostitution en imposant des amendes sévères à ceux qui communiquent en vue d’acheter des services sexuels ou qui en achètent près des parcs, des écoles, des institutions religieuses et des endroits où la présence d’enfants est raisonnablement attendue, tout en ne définissant pas ce que signifie « près de ». On renforce aussi les interdictions, de sorte que désormais, la publicité de services sexuels est proscrite en droit criminel canadien. On adopte ainsi le « modèle nordique », fort utilisé en Norvège et en Suède et vivement critiqué par l’industrie. En criminalisant davantage, on se retrouve à la case départ. Les travailleuses du sexe travaillent toujours dans des endroits reculés et s’exposent au même niveau de danger pourtant dénoncé dans l’arrêt Bedford et jugé inconstitutionnel.
Un parallèle avec les États-Unis : les « brothels » et la légalisation de la prostitution
Dans le documentaire susmentionné, on compare la situation au Canada avec le comté de Pahrump, au Nevada, où la prostitution est entièrement légale. On y visite un « brothel », le « Sheri’s ranch » où des gens qui souhaitent acheter des services sexuels peuvent le faire en toute légalité. On y découvre un endroit sécuritaire et surveillé où les travailleuses du sexe peuvent rencontrer leurs clients, indiquer ce qu’elles offrent et ce qu’elles n’offrent pas et où les tests de dépistages pour les maladies transmissibles sexuellement sont imposés. De surcroît, on offre un milieu où les femmes peuvent vivre de leur métier et où on respecte leurs choix. On évite ainsi plusieurs situations fâcheuses d’exploitation sexuelle, de séquestration et d’inconfort. Le Canada pourrait aisément calquer ce modèle et instaurer des règles strictes pour protéger à la fois la société et les travailleuses du sexe et de cesser d’occulter ce phénomène, qui n’est pas près de disparaître.
Plusieurs affirment que la prostitution est l’un des plus vieux métiers au monde. Ainsi, puisqu’elle est ancrée profondément dans notre société, nos dirigeants auraient tout avantage à entendre les travailleuses du sexe et à leur offrir un milieu sécuritaire pour qu’elles puissent pratiquer leur métier. Plutôt que de s’acharner à criminaliser la prostitution et à exposer les travailleuses du sexe à de plus grands dangers, ne serait-il pas plus simple de la décriminaliser tout simplement ?
[1] Pour une lecture complète de l’arrêt, voir Procureur général du Canada c. Bedford, 2013 CSC 72.
[2] Accessible sur Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=S5fXBN80mxs&t=57s&has_verified=1.