En ces jours sombres d’incertitudes face aux récentes bourdes politiques du premier ministre canadien dans ses manœuvres alléguées visant à influencer la discrétion de l’ex-procureure générale, il m’apparaît opportun de s’interroger sur le rapport de force entre la classe politique et la justice au Canada. Est-ce que la confiance de l’électorat doit triompher sur la primauté du droit ? Voilà une question qui a fait couler beaucoup d’encre au fil des siècles. Quoique vieux comme la démocratie, ce débat ne manque pas d’éveiller les consciences, en ce qu’il remet en question deux principes fondamentaux de notre société, soit la démocratie et l’état de droit.
C’est ce qui m’emmène à la controversée clause nonobstant prévue par la Charte canadienne à son article 33. Cette disposition qui autorise à un gouvernement de déroger aux droits fondamentaux garantis par la Constitution aux art. 2 et art.7 à 15 de la Charte pour une durée indéfinie pourvu que la dérogation soit réaffirmée à tous les cinq ans. Dans les faits, cela donne carte blanche au législateur d’outrepasser le droit à l’égalité, la liberté d’expression, la liberté de religion, le droit à la sécurité et j’en passe en plaçant son acte législatif hors de la portée du contrôle judiciaire. C’est donc un moyen de s’assurer que les acteurs démocratiquement élus au sein de notre société aient le dernier mot sur les tribunaux dans l’exercice de leur pouvoir législatif.
Est-ce là un pas de plus vers l’idéal démocratique ou est-ce plutôt une grossière atteinte à l’intégrité de notre état de droit ? L’œil aiguisé du constitutionnaliste y verra là sans aucun doute le classique débat de la suprématie parlementaire contre la primauté du droit. Un éternel débat qui en divise assurément toujours plus d’un. L’on constatera que, au cours des dernières années, nombreux sont les politiciens ayant brandi l’arme ultime de la clause nonobstant pour défendre des projets politiques réformateurs remettant en question l’ordre social ou institutionnel de notre société. Que ce soit le projet de charte des valeurs du gouvernement Marois, le projet de réforme du conseil municipal de M. Ford ou même les plus récentes ambitions identitaires de la CAQ en matière d’immigration, les réactions de la population face à une éventuelle dérogation n’ont rien d’homogène. Certains crieront au scandale en y voyant là une atteinte aux droits fondamentaux des citoyens canadiens alors que d’autres y verront l’exercice d’un pouvoir légitime du législateur démocratiquement élu.
À mon sens, une réponse définitive et hors de tout contexte en ce qui a trait à la place de la clause nonobstant n’est pas raisonnablement possible. Il faut savoir qu’en réalité une telle dérogation n’est pas dépourvue de conséquences pour le gouvernement qui s’en prévaut. Au contraire, l’utilisation de l’art. 33 de la Charte est lourd de conséquences du point de vue politique, et ce, surtout lorsqu’il s’insère dans une démarche partisane. Les plus récentes remises en question identitaires au Québec est un exemple patent de ce phénomène. Empiéter sur les garanties constitutionnelles relatives à la liberté de religions au nom de la laïcité et de l’identité québécoise a pour corolaire d’engendrer une forte sanction politique par l’opposition, que ce soit par opportunisme ou par principe.
Cela étant dit, ceux arguant les principes de démocratie n’ont pas tort en ce que le rôle premier du gouvernement élu par la population québécoise est de concevoir des lois en fonction de la volonté de la majorité. Faire primer l’action législative des représentants habilités sur l’opinion de juges nommés est une pratique fondamentalement démocratique. C’est là l’essence de la démocratie, et ce, bien que certains y verront un risque d’oppression des minorités. Concept qui soit dit en passant est trop souvent utilisé à tort et à travers pour faire avancer un agenda politique progressiste. Le danger de muter tyrannie de la majorité à tyrannie de la minorité n’a rien d’illusoire en ces temps modernes où la voix de quelques-uns enterre trop souvent celle des nombreux. Démocratie sous-entend tolérance et respect de tout un chacun dans la jouissance de ses libertés individuelles, certes, mais toujours faut-il ne pas perdre de vue que ces principes ne sont pas à sens unique. Bien au contraire, l’histoire et la jurisprudence nous ont enseigné que l’atteinte de cet idéal n’est possible que s’il y a concessions de part et d’autre. Le danger de favoriser les intérêts particuliers sur les intérêts généraux est d’un égal péril que son inverse. Tout peuple comporte sa part de divisions et cette réalité n’est pas en soi fatale. La solution ne réside pas dans l’éradication de ses différences, mais bien dans l’harmonisation de ces dernières pour permettre à la collectivité d’avancer vers un futur meilleur, uni dans l’atteinte d’un idéal commun. Ultimement, il ne peut y avoir perspective de saine démocratie sans vivre-ensemble.
Qu’en est-il donc de l’intervention de la branche judiciaire au sein de cet ordre démocratique ? Après tout, c’est ce à quoi l’on cherche à s’échapper lorsque l’on fait usage de la clause nonobstant. Rappelons que la Cour suprême jouit d’immenses pouvoirs en matière constitutionnelle et qu’elle a eu tôt fait d’en faire usage pour obtenir le dernier mot sur bien des enjeux qui, d’un point de vue objectif, étaient de nature intrinsèquement politique. L’éminent Henri Brun a d’ailleurs mis en garde le peuple canadien à plus d’une reprise face au risque de l’avènement d’un gouvernement des juges à la suite de l’intégration de la Charte canadienne dans l’ordre constitutionnel canadien. Les juges devraient-ils s’en tenir qu’à être bouche de la loi comme l’aurait soutenu Montesquieu ? Les questions de société sont-elles à la merci de la discrétion de juges nommées ou bien serait-il mieux avisé de les réserver à une classe politique élues et d’emblée responsable devant l’électorat ?
Il y a là une question à première vue démocratique, certes, mais de manière plus importante, l’on soulève une question de confiance de la population envers ses institutions politiques et judiciaires. Ce que l’on se demande ultimement c’est lequel du juge ou du législateur est légitime et est, dès lors, le plus digne pour décider de ces questions. Ce qui est certain c’est que la clause nonobstant est une arme constitutionnelle redoutable et que le législateur à intérêt d’en faire usage avec parcimonie et prudence sous peine de porter atteinte aux fondements mêmes de notre société. Inversement, ce constat a pour corollaire que la branche judiciaire se doit de faire preuve de retenue et de déférence lorsque l’opportunité de se substituer au pouvoir législatif se présente, sans quoi le principe de démocratie ne serait que paroles bien vides.
Quoi qu’il en soit, rappelons-nous d’une chose ; justice et politique n’ont jamais été et ne seront jamais chose à part, tout est une question de savoir balancer la nécessité de l’un et la légitimité de l’autre, sans quoi la société qui est nôtre sera vouée invariablement à l’échec.